Interview de Sequencity : la BD numérique cherche sa case

Florian Innocente |

La bande dessinée sur écran(s) n’a pas encore atteint la popularité qu’ont la musique ou la vidéo. Les supports existent, le contenu augmente en volume, les plateformes de vente et location se structurent, les prix sont alléchants mais encore aujourd’hui, le marché de la BD numérique est balbutiant. Quels sont les obstacles en présence et les solutions possibles pour faire basculer les lecteurs de BD attachés au papier vers leurs écrans ?

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Les données précises manquent, mais d’après un consensus d’acteurs de ce milieu, le numérique pèserait entre 1 et 1,5% seulement du marché global de la bande dessinée dans l’espace européen francophone (source : ABCD pour l’année 2015). Si l’on est de nature optimiste, cela veut dire que le jeu reste très largement ouvert.

Alors que s’ouvre le Salon du Livre à Paris, nous avons abordé ces questions par mail avec Samuel Petit, cofondateur de Sequencity, une plateforme de vente de BD numériques, lancée en 2014. C’est l’une des plus récentes, d’autres existent comme Izneo détenu à moitié par des éditeurs et par la Fnac.

L’actualité de Sequencity, c’est la sortie cette semaine d’une grosse mise à jour de son app iOS. Elle est maintenant adaptée à l’iPad Pro ainsi qu’à l’iPhone, deux supports mobiles radicalement différents pour l’expérience de lecture. Cette app est le pendant mobile du service web utilisable dans n’importe quel navigateur.

Samuel Petit (à gauche) avec son équipe — Cliquer pour agrandir

Samuel Petit le reconnaît volontiers, le marché n’est pas facile : « La ‘révolution’ du livre numérique sera longue, et les challenges sont nombreux dans le domaine de la bande dessinée. »

Son service s’appuie sur un fond d’environ 13 500 BD, Comics et Mangas (un volume similaire à celui de ses concurrents). Sequencity a quelques spécificités, comme la possibilité de prévisualiser une BD dans son intégralité. Les toutes premières pages sont en accès libre et les autres sont au format de vignettes. Elles sont trop petites pour être lues — logique — mais suffisamment grandes pour rendre de compte du contenu qui suit.

Les premières pages sont lisibles, les autres avec des cadenas s'apprécient dans leur globalité graphique

Ensuite, Sequencity a rallié des réseaux de librairies indépendantes qui maillent la France et qui sont là pour offrir des critiques sur certains titres et répondre aux lecteurs par un système de chat intégré. Ces partenaires sont associés aux ventes réalisées par leur entremise.

Les librairies et réseaux de libraires associés à Sequencity pour conseiller et orienter les lecteurs

« Nous avons fait le pari de replacer l’humain au cœur de notre librairie numérique » explique Samuel Petit « en déléguant son éditorialisation à des centaines de libraires experts et passionnés. Ils possèdent tous des librairies physiques en France, en Suisse, en Belgique et au Québec, et animent sur Sequencity des espaces dédiés de recommandations. »

iGeneration : On voit qu’aujourd’hui encore la clientèle BD reste fortement tournée vers le papier malgré l’existence de supports de lecture et de services structurés pour obtenir légalement du contenu. Quels sont les principaux obstacles qui freinent le développement d’une plateforme telle que la vôtre ?

Samuel Petit : Sequencity possède une dimension technologique qui va se dévoiler au fil des mois et des années à venir. Le premier challenge est celui de la croissance et du développement d’un projet aussi ambitieux. D’autres défis qui ne sont pas dans nos mains sont à mener parallèlement.

Selon les lecteurs, il y a 3 obstacles à l’accès au livre numérique qu’il faut mettre en lumière :

Le prix : ce que vos lecteurs doivent savoir, c’est que c’est l’éditeur qui choisit le prix des livres et les promotions associées, ce n’est en aucun cas le libraire. Nous sommes sous le régime de la loi sur le Prix unique du livre numérique en France, qui est une variante de la Loi Lang pour le livre physique.

La majorité des éditeurs de bande dessinée pratiquent une décote de 30 % à 50 % sur la version numérique. Il est vrai que certains maintiennent des prix encore trop élevés, mais la perception de valeur est aussi souvent biaisée du côté des lecteurs. On entend l’argument selon lequel la dématérialisation devrait faire s’écrouler les coûts de production du livre, et donc son prix. C’est oublier que le prix de l’impression n’est souvent que de 10 %.

La propriété : la problématique du prix est intimement liée à celle de ne pas posséder le fichier acheté, qui reste accessible seulement en streaming dans sa bibliothèque, là où le lecteur voudrait pouvoir le transférer d’une bibliothèque à une autre pour le conserver, voire pour le prêter. Un achat n’offre pas tous les avantages auxquels il devrait donner droit.

Nous souhaitons permettre au lecteur de posséder son fichier. Mais à l’heure où les DRM font couler beaucoup d’encre et où le monde du livre semble en retard par rapport à la musique ou l’audiovisuel, Sequencity se rapproche d’une initiative très intéressante, sur laquelle travaillent de concert les éditeurs et de nombreux acteurs technologiques : Readium LCP. C’est une DRM open-source, moderne, qui garantit l’interopérabilité et la pérennité du fichier, et la gestion des droits pour tous les usages (achat, prêt, location).

Les contenus : Sequencity regroupe à présent 95% de l’offre de BD numérique disponible en France, faisant figure de co-leader en terme de nombre de titres proposés. Pour autant, les 13 500 BD numériques concernées ne représentent encore que 2 ans et demi de production, vu qu’il sort près de 5 000 BD papier chaque année en France (un peu moins de 4 000 étaient de strictes nouveautés en 2015 et non des rééditions, ndlr). Cela donne la mesure du volume d’œuvres qui ne sont pas encore disponibles en numérique.

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Au-delà de la numérisation, et de l’enrichissement des métadonnées d’éditeurs qui sont encore trop basiques, c’est du côté de la création de BD natives numériques que le lecteur exprime une forte attente. C’est le sujet le plus complexe mais aussi le plus intéressant, qui implique des défis notamment sur le plan de la standardisation et de l’avenir du format ePub.

Mais pour ceux qui avaient pu voir notre app L’Homme Volcan, développée fin 2011 (lire Interview avec les concepteurs de L’Homme Volcan), vous pouvez imaginer à quel point les perspectives de création originale pour la BD numérique nous intéressent. Nous contribuons ainsi activement à l’amélioration d’ePub sur les questions de narrations visuelles, et donc pour la BD.

Vous avez tablé depuis l’ouverture fin 2014 sur des partenariats avec des librairies physiques, qui ont un rôle de prescription. Maintenant que le site est rodé, est-ce qu’il est prévu de donner la parole aux lecteurs ? Pour qu’ils s’expriment sur leurs achats ou même sur des BD qu’ils auront peut-être obtenues ailleurs mais qu’ils voudraient recommander.

Sequencity mise sur la recommandation humaine de vrais passionnés, pour aller au-delà des algorithmes et proposer une expérience d’achat plus sociale que ce que les librairies numériques peuvent offrir aujourd’hui.

Si l’on regarde du côté des plateformes musicales, on peut voir que le rachat d’un Beats Music par Apple va vers une médiation humaine pour guider l’utilisateur au sein des immenses catalogues. Un aspect souligné par Tim Cook après le rachat de Beats. Je lis suffisamment MacGeneration pour savoir que l’absence de repères dans l’App Store ou dans iTunes est un reproche récurrent. La « découverte » et la « sérendipité » ne sont pas le fort des Stores. Apple Music reste brouillon, mais la marge de progression est bien là.

Ayant dit cela, vous aurez compris que Sequencity a à la fois vocation à être de plus en plus social, mais aussi à valoriser la recommandation qualifiée. Car s’il est bien prévu de donner la parole à nos lecteurs, le problème reste toujours le même : comment repérer ceux dont la parole est légitime et pertinente ?

Les avis lecteurs sur Amazon — Cliquer pour agrandir

Dans les grands âges de l’informatique grand public, on voit au début des années 2000 naître puis exploser le web social. Vient dès lors la question de la sur-démocratisation de l’information qui met sur un même piédestal tous les propos, des pires aux plus intelligents. Cela créé une injustice vis-à-vis de la parole pensée qui n’aura pas du tout demandé le même effort.

Il y a donc ce défi, pour les acteurs technologiques, de trier l’information pertinente sans renoncer aux acquis du web social. C’est sur ce fil que nous avançons : la parole des libraires est aujourd’hui valorisée sur Sequencity, demain d’autres pourront aussi s’exprimer tout en continuant d’offrir du qualitatif et de limiter le bruit, les trolls et la bêtise.

Mais ils n’auront pas non plus les mêmes droits et les mêmes devoirs. Là où le libraire est autorisé à vendre, il est par ailleurs aussi contraint à exercer un travail régulier d’écriture de notes, de mise à jour de son espace de recommandation, de disponibilité pour pouvoir répondre dans un délai limité à des sollicitations d’utilisateurs, etc. Si un lecteur est capable d’endosser l’ensemble de ces contraintes, et que son expertise est utile à d’autres lecteurs, alors sans doute pourra-t-il gagner un statut et des privilèges particuliers. Au final, le but est toujours de proposer une recommandation de qualité.

Justement, l’approche consistant à mimer le service rendu dans les librairies physiques est intéressante, mais on voit par exemple que de nombreuses librairies appartenant au réseau CanalBD sont réunies derrière une page commune. Au lieu que chacune offre ses propres conseils de lecture, les recommandations sont identiques pour toutes ces enseignes où qu’elles soient en France. Il manque du coup cette diversité promise dans les points de vue..

La signature avec le réseau Canal BD (104 librairies) est récente, elle remonte à la fin janvier à l’occasion d’Angoulême 2016. Comme on peut l’imaginer, tous les libraires ne vont pas avoir la même appétence ou curiosité pour le numérique. Et surtout, tous n’ont pas envie de « publier » des recommandations.

Un exemple de ces fiches de lecture, celle-ci rédigée par le libraire lyonnais la 9e Bulle, très prolifique à chaque fois. Chez certains de ses confrères, surtout lorsqu'ils appartiennent à des réseaux, cela peut être beaucoup plus succint — Cliquer pour agrandir

Les libraires de Canal BD ont le choix d’utiliser l’espace du réseau qui s’enrichit notamment du travail éditorial qui existe dans le magazine Canal BD ou bien d’utiliser un espace qui leur est propre et à leur couleur. Sequencity est jeune et cette partie là est en train de s’étoffer petit à petit, nous espérons convaincre une première vingtaine de libraires de créer un espace à eux en dehors de l’espace commun. Et puis c’est un moyen pour le lecteur de découvrir le libraire BD près de chez lui.

Une petite question posée à la librairie lyonnaise Expérience par le chat intégré avait eu sa réponse le lendemain — Cliquer pour agrandir

Lorsqu’on se promène dans les plateformes de vente de BD numériques, on voit que les catalogues sont de tailles différentes mais surtout que certaines séries connues sont absentes (Tintin est un bon exemple), des pans entiers de la BD manquent (pas de Tif et Tondu ou de Yoko Tsuno non plus). On a l’impression de voir le même phénomène que sur les plateformes de streaming musical, mais en plus exacerbé encore. Est-ce que les choses évoluent vers la constitution d’une sorte de bibliothèque commune entre tous les services, ou est-ce qu’il faut se résigner à voir cette fragmentation et ce principe d’exclusivités perdurer ?

Il n’y a pas vraiment de notion d’exclusivité sur les catalogues ici en France, comme on peut en voir sur le marché du comics américain. C’est plutôt une question de négociations avec les éditeurs ou leur intermédiaire (diffuseur ou distributeur) qui aboutit ou qui n’aboutit pas. Pour ce qui est de l’offre française, Sequencity est la seule plateforme avec Izneo à avoir un niveau de catalogue équivalent, représentant la quasi totalité de l’offre de BD numérique française disponible.

Certains éditeurs tels que Moulinsart SA, qui exploite commercialement Tintin, ont fait le choix de ne présenter leur offre sur aucune autre plateforme que la leur (une app iOS et Android dans ce cas). Bien entendu, c’est une licence que nous aimerions pouvoir proposer.

L'app spécifique à Tintin et lui seul, proposée par son éditeur

Concernant les différences de taille de catalogue, il faut comprendre quelque chose : on ne lit une œuvre dans un pays que si elle est traduite, contrairement à la musique. Là où il y a quelques majors avec qui signer pour avoir un très gros pourcentage de l’offre musicale dans le monde, vous avez dans l’édition 5/6 gros acteurs par pays ! L’équité entre les revendeurs vient plutôt en France du Prix unique du livre numérique, puisqu’un livre numérique doit être vendu sur toutes les plateformes au même prix.

Toujours dans la comparaison avec les plateformes musicales, est-ce qu’il est envisageable d’avoir un abonnement mensuel en échange d’un accès illimité aux BD, est-ce qu’il y a un mouvement vers ce genre de formules ? Izneo le propose mais ça ne porte que sur une fraction de son catalogue et pas sur l’ensemble de leur offre. Amazon aussi a un abonnement de cette sorte sur une partie de son stock (1 million de titres, 25 000 en français pour 9,99 € par mois).

Si l’abonnement « global » est plébiscité par les lecteurs, il représente un fantasme. Mais je vous l’accorde il n’est pas facile d’y voir clair. Quelques explications s’imposent.

L’abonnement multiéditeur global et « illimité » est interdit du fait de la loi sur le Prix unique du livre numérique qui, encore une fois, impose que ce soit l’éditeur qui détermine le prix de ses livres pour un usage donné.

Le “Kindle Unlimited” d’Amazon a subtilement changé de nom en fin d’année dernière pour devenir “L’abonnement Kindle”, et derrière cette pirouette se cache un changement complet de système. Il n’y a rien d’illimité, mais tout est fait pour en donner l’illusion. En fait, chaque éditeur fixant son prix, c’est une notion de crédits de lecture qui sont décomptés. Quand les crédits sont épuisés (ils sont mutualisés entre tous les abonnés résidant en France, ndlr) : soit l’abonnement est stoppé (on ne peut plus consommer) soit il est augmenté (pour compenser les dépassements).

Ensuite, il y a un problème de revenus pour les auteurs et les éditeurs et aucune des grandes maisons n’y dépose ses livres ou alors au compte-gouttes. Ni Gallimard, ni Editis, ni Hachette ne le font et les choses sont similaires aux États-Unis, ce n’est donc pas une résistance gauloise.

Les titres disponibles sont ceux de petits éditeurs et essentiellement du fonds. À quelques exceptions, ce ne sont pas les nouveautés pour ne pas concurrencer l’achat à l’unité, et c’est clairement un usage qui va s’ancrer. Ce n’est donc pas une offre qui a vocation à devenir totale (mais elle n’est pas ridicule et Youboox là dessus fait un bon travail en y ajoutant la presse), c’est une formule proposée en parallèle des achats à l’acte, de la location. C’est ce que laisse penser la fermeture de Oyster aux États-Unis.

Face à l’impossible « Netflix du livre », c’est une logique de « bouquets par éditeurs » qui a commencé à émerger sur le marché français de la BD numérique, un peu à l’image des bouquets TV (un groupe comme Média Participations peut ainsi proposer un bouquet composé de ses marques telles que Dargaud, Dupuis, Lombard, Kana ou encore les éditions Blake et Mortimer, ndlr).

On peut aussi voir les choses sous l’angle d’une granularité progressive des usages et modes de consommation :

  • La musique peut s’écouter en boucle en arrière-plan d’autres activités (pardon aux mélomanes) et on a des offres globales et illimitées.

  • L’audiovisuel fixe l’attention du spectateur, mais sur une courte durée et l’on dispose d’offres soit « assez globales » qui ne sont pas totalement exhaustives ou sur un thème (Netflix : séries + films) et à côté des bouquets thématiques (cinéma, sport…) soit des abonnements conçus par le producteur sur des licences fortes (HBO Now pour Game of Thrones, etc).

  • Le livre accapare complètement en termes d’usage ET sur une longue durée. Et les offres globales et illimitées en sont devenues illégales (en France du moins). On a donc des offres - en fait - non illimitées sur des portions plus faibles de catalogues généralistes. Ou des bouquets thématiques et/ou portés par un éditeur (où on y trouve une rentabilité). Et une disparité de modèles économiques (achat à l’acte et location).

Enfin il y a un usage dont on n’a pas parlé : le prêt en bibliothèque qui s’organise en ce moment, qui cartonne au Québec et qui devrait à mon avis marcher très fort en France. C’est ce que laisse à entendre les premières statistiques. Mais c’est un autre sujet qui vaudrait un article entier.

Il est intéressant de noter que certains éditeurs commencent à mieux appréhender les pratiques de consommation inhérentes au numérique. En diversifiant les offres commerciales, comme en proposant — au-delà des promotions et gratuités temporaires sur des tomes 1 pour inciter à lire le reste de la série — de la vente au chapitre en publication simultanée depuis le Japon, permettant d’avoir accès au dernier chapitre traduit pour moins de 1 €.

L’objectif est de gagner en réactivité afin de tenter d’apporter des solutions intelligentes, par une offre numérique légale, au piratage massif du Manga en ScanTrad (scannés et traduits par des équipes de bénévoles, ndlr). L’approche reste trop basique, mais elle a le mérite d’avoir été mise en place et de pouvoir continuer à se perfectionner. Les offres couplées papier/numérique émergent aussi.

Pour Sequencity, nous allons nous positionner sur cette diversification des offres. Et face à celle-ci, le travail à réussir est celui de la lisibilité et la facilité d’usage, avec une interface qui reste simple à appréhender pour le lecteur. Il s’agit de ne surtout pas devenir… iTunes. Il faut rester un logiciel léger, clair et rapide.

On constate depuis un certains temps maintenant que les ventes de tablettes ne sont plus aussi florissantes qu’à leurs débuts. Est-ce quelque chose qui vous inquiète, ainsi que les éditeurs, alors que justement le marché de la BD numérique est encore balbutiant ?

Il n’existe pas d’équivalent pour la BD des liseuses, qui permettent de lire des livres en texte noir, et qui sont peu chères à l’achat. Donc le manque de dynamisme des tablettes n’est pas une bonne chose pour nous, puisque c’est l’un des appareils privilégiés pour la lecture de bandes dessinées numériques.

L’iPad Pro est adapté au format de la BD franco-belge, l’iPad au format du Comics et du Manga. Pour ce qui est de l’iPhone, la lecture en navigation guidée case à case est un passage obligé pour les écrans de petite taille, bien qu’il y aurait à redire sur le risque de dénaturation de la mise en page de la planche, pensée dans son intention artistique, et qui est dès lors fragmentée et scénarisée d’une façon non voulue par l’auteur.

La BD "Mamette" dans l'app de Sequencity sur un iPad mini — Cliquer pour agrandir

Bien avant l’arrivée de l’iPhone à la fin des années 90 et au début des années 2000, je voyageais beaucoup au Japon. La téléphonie était en avance sur le reste du monde et le taux d’équipement en informatique domestique était moins élevé qu’en France (contrairement aux clichés qu’on peut avoir en tête). La raison était que le téléphone, comme aujourd’hui les smartphones, répondait aux usages basiques de tout le monde : mail et téléphone, avec un ensemble de services annexes.

Ce que je veux dire par là, c’est que je pense que la vision d’Apple est juste sur les tablettes comme outils de l’ère post PC, susceptibles de répondre à la plupart des usages courants. Les tablettes actuelles restent des appareils bien jeunes. Apple a décidé d’adapter iOS de l’iPhone à l’iPad, et Microsoft qui arrive plus tardivement a cherché plutôt à adapter Windows. La vérité se situe sans doute entre les deux.

iOS doit se professionnaliser, pour qu’il gagne en efficacité quand on « s’installe » derrière lui avec un clavier, dans un usage « utilitaire ». Quand on le « prend » avec soi comme appareil de consultation, iOS et Android sont parfaits, Windows moins.

Pour ce qui est des critiques faites à la finesse privilégiée par rapport à la batterie, pour l’essentiel je suis plutôt en phase avec la stratégie consistant à diminuer le poids et l’épaisseur de l’appareil. C’est le rêve de la feuille de papier intelligente, légère et polyvalente. Si la métaphore de la finesse de la simple feuille est exagérée, je pense que l’usage de consultation gagne énormément à chaque prouesse de miniaturisation.

Autrement dit : l’iPad est probablement dans une crise, il doit sortir de l’enfance… et ce n’est pas étonnant qu’Apple se lance sur le segment professionnel, car c’est là que la marge de progrès possible est la plus forte.

Mais je pense qu’il faut se garder de voir dans la crise de l’iPad un désaveu sur l’usage des tablettes. Le chemin sera long, sans doute aussi long que celui qui nous a menés en 1988 du Système 6 et Photoshop 1 à aujourd’hui, où une machine de moyenne puissance est capable d’exécuter un Photoshop CC et de tout faire.

À propos de cette idée d’un appareil optimisé. Lorsqu’on utilise une app de BD, l’iPad Pro est la tablette qui se prête le mieux à cette activité parce la page est quasiment dans son format original. Mais la tablette est lourde et onéreuse. Un iPad mini sera plus abordable, relativement léger mais son écran est presque au format poche. Est-ce que finalement la BD numérique n’est pas en manque de son Kindle ou Kobo, adapté à sa spécificité (images, textes en bulles) ? Les romans, très sommaires dans leur forme, ont trouvé avec ces liseuses des supports quasiment parfaits et pas chers du tout. Ou dit autrement, pour un fan de bande dessinée, qui la considère aussi ce média comme un bel objet physique, le fait qu’elle coûte (nettement) moins cher en numérique et qu’elle ne prenne aucune place sur les étagères est-il de nature à changer ses habitudes ?

C’est une question complexe. Rappelons d’abord que le mot « livre » couvre deux concepts : celui de l’objet et celui de l’œuvre. Quand un livre physique n’est que le véhicule d’une œuvre, alors il y a peu de problème fondamental — quoique toute personne sensible à la typographie aurait à y redire — à transcrire cette œuvre dans un autre format, comme celui d’un écran de petite taille.

Mais lorsque le livre est pensé comme un objet d’expression artistique, la question est tout autre : sa version numérique est une « traduction ». Et dans toute traduction, il y a le risque d’une « trahison » de l’œuvre.

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Mais attention, l’impression papier n’est pas non plus parfaite. Laissez moi apporter un contrepoint sur la question de la couleur. La plupart des bandes dessinées sont imprimées en CMJN, c’est-à-dire Cyan, Magenta, Jaune (+ le Noir). Que vos lecteurs habitués des questions de chromie me pardonnent la simplification qui va suivre, mais si on part du principe qu’un espace chromatique est un cercle (ce qu’il n’est pas… mais bon), les couleurs que l’on peut alors imprimer sont les couleurs inscrites dans le triangle qui relie le Cyan, le Jaune et le Magenta. C’est donc très peu ! Vous voyez tout de suite que les verts pomme ou fluo, les oranges vifs, les beaux violets en sont exclus. Mais la dalle LCD des iPad exploite un espace RVB dont la surface chromatique est de très très loin supérieure. Et pour des BD en couleurs directes ou en aquarelle, la version numérique a réellement du répondant face à la version papier.

Le numérique offre par ailleurs la possibilité de zoomer dans les planches, et les lecteurs curieux d’admirer la finesse du trait d’un auteur y trouveront satisfaction. Certains éditeurs comme le Groupe Madrigall (Casterman, Futuropolis, Gallimard BD, Denoël Graphic et Fluide Glacial) vont passer progressivement leur contenu à la haute définition sur Sequencity. Nous allons basculer peu à peu toute la production de 2015 en HD. Quand nous parlons HD, cela signifie chez nous une définition supérieure à ce que l’on trouve sur les réseaux illégaux !

La lecture numérique de bande dessinée offre nombres d’autres avantages. Au-delà du prix, inférieur à celui de la BD papier, il y a bien sûr l’accès possible partout et à tout moment de la totalité de sa bibliothèque numérique. Cela résout les problèmes de place, en particulier sur des albums dont les formats peuvent être très encombrants. D’ailleurs, tous les livres ne méritent pas forcément d’être conservés dans ses étagères.

Le dernier Spirou et Fantasio coûte 5,99 € dans les différentes libraires électroniques contre 10,60 € en version papier

Mais nous ne sommes pas dans l’opposition stérile entre papier et numérique. Pas du tout. Les deux fondateurs de Actialuna / Sequencity sont issus de l’édition papier et ayant intégré plus de 100 librairies physiques dans Sequencity, le but va être de pousser les interactions entre papier et numérique. Vous pouvez déjà géolocaliser sur Sequencity les librairies les plus proches de chez vous, pour que le lecteur puisse avoir le choix entre papier et/ou numérique. Et ce n’est qu’un début. La diversification de notre offre passera aussi par la création et la distribution de BD natives numériques.

Quel bilan tirez-vous de votre activité aujourd’hui, combien de clients, combien d’ouvrages vendus ? Est-ce qu’il y a des genres ou des séries sur Sequencity qui se vendent incontestablement mieux au format numérique que d’autres ? Plus généralement, comment a évolué votre regard sur cette activité depuis votre lancement : des obstacles que vous auriez pu sous-estimer ou, au contraire, qui ont été plus rapides que simples que prévu ?

Sequencity est un projet encore jeune. Après avoir fait les premiers ajustements et entamé sa véritable commercialisation en mai 2015, nous avons multiplié notre nombre de visiteurs uniques sur le site grâce à la mise en place de nombreux partenariats médias où France Inter, Le Parisien, France TV Info, RTBF et de nombreux sites culturels et spécialisés BD utilisent plusieurs de nos services, comme notre plugin qui offre la pré-visualisation complète des livres.

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Nos ventes se portent pour l’instant essentiellement sur de la BD franco-belge, bien que l’addiction aux séries longues de Mangas commence à faire son effet. Outre les promotions régulières à 0,99 €, la deuxième tranche de prix la plus écoulée se situe à 9,99 €. Et les promotions à 1,99 € ou 2,99 € sur les tomes 1, que certains éditeurs ont commencé à mettre en place, permettent un taux de conversion sur le reste des séries plutôt intéressant.

En s’étant lancés plus tard que nos concurrents, nous devons encore gagner des parts de marché. Nous croyons à la pertinence de notre approche pour faire la différence, en proposant une librairie numérique plus sociale et plus humaine que ce que vous avez pu voir ailleurs.

Nous sommes soutenus par des Investissements d’Avenir, qui nous permettent d’avoir 10 chercheurs d’universités réputées travaillant sur Sequencity, et d’ainsi bénéficier d’une vraie Recherche & Développement, en préparant des fonctions innovantes à même de répondre aux critiques faites à la lecture de bande dessinée numérique.

De façon plus pragmatique, nous travaillons à de nouvelles offres commerciales, et au multiplateforme : l’app iPhone vient juste de sortir, et nous avons optimisé l’app pour l’iPad Pro. Les développements pour Android sont aussi entamés. Côté catalogues, nous allons continuer à signer de nouveaux éditeurs, de sorte à proposer une offre toujours plus exhaustive.

Enfin, il y a aussi dans ce projet une dimension d’amusement et de curiosité. Certes les défauts du numérique sont nombreux pour la bande dessinée : un standard immature, des modèles économiques qui se cherchent, des promesses de fonctionnalités… Et pourtant, tout ça bouillonne, se structure, et une certaine créativité artistique et technique devrait accompagner un engouement croissant. On est dans l’un de ces moments où vont se jouer des choses.

NB :

  • Sequencity proposera à partir du 22 et pour une durée limitée un accès intégral au tome 1 de la série Lastman (Casterman) de manière à tester le services en ligne et son app.
  • Une promo à 50% est en cours sur 8 séries dont “I.R.$”
  • L’app optimisée iPad Pro et maintenant iPhone de Sequencity est sortie ce jeudi : version 0.9.8
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