Apple Watch : de l’informatique prête à porter

Anthony Nelzin-Santos |

À l’occasion d’un « moment exceptionnel » savamment orchestré chez Colette, quelques privilégiés ont pu porter l’Apple Watch sous le regard attentif d’employés de l’Apple Store voisin, alors que les curieux de passage devaient jouer des coudes pour l’apercevoir au travers de vitrines. Deux groupes qui n’ont d’autre point commun que les nombreuses questions qu’ils se posent au sujet de la montre d’Apple. Combien vont coûter les différents modèles, et leurs bracelets associés ? Comment seront-ils présentés en magasin ? L’exclusive édition « Edition » sera-t-elle vendue comme le vulgaire modèle Sport ? Et surtout : ces montres seront-elles rapidement obsolètes ?

Cette dernière question est d’autant plus importante qu’Apple ne cesse de convoquer l’imaginaire de l’horlogerie, où la vie des produits se compte en décennies plutôt qu’en mois. Ainsi, la roue de défilement de l’Apple Watch est une « couronne digitale (sic) », les éléments de ses cadrans virtuels sont comparés aux complications des montres de luxe, et elle peut être accompagnée d’un classique bracelet à maille milanaise. Bref, l’Apple Watch n’est pas une montre connectée, mais « une montre de haute qualité ».

Ses aspects les plus techniques sont donc évacués en moins d’une demi-page de site et d’une minute de sa vidéo de présentation. Certes, la firme de Cupertino a toujours rechigné à communiquer de manière exhaustive sur la fiche technique de ses produits. Peu importent le DAC ou le système d’exploitation de l’iPod, la fréquence du processeur ou la dotation en mémoire de l’iPhone et de l’iPad ; seuls comptent l’écran que l’on voit et touche, l’appareil photo qui fixe les souvenirs, les connexions qui relient au monde… et les capacités de stockage qui créent l’effet de gamme.

Mais à cet égard, Apple semble avoir franchi un nouveau pas avec la Watch, et pas seulement parce que ce produit n’est pas encore finalisé. Elle parle des circuits du système sur puce S1 et de l’actionneur linéaire du Taptic Engine comme les horlogers parlent de la fréquence du balancier et de la mécanique d’un carillon. La technologie et l’ingénierie sont mises au service de la recherche d’une expérience profondément humaine : la perception du temps avec la synchronisation UTC, la qualité de vie avec les capteurs biométriques, les sensations tactiles procurées par les alliages du boîtier et les matériaux des bracelets.

Des paramètres intangibles au point de paraître ésotériques, voire futiles et ridicules… mais qui ont fait la fortune de l’industrie horlogère suisse. À tant vouloir se placer dans sa droite lignée, Apple pourrait en adopter les pratiques. Le S1 est présenté comme « un module » contenant « un système informatique complet » — ce module sera-t-il modulaire ? La vidéo de présentation de l’Apple Watch montre qu’il repose au fond du boîtier. Or très peu d’images du dos du boîtier de la version Edition ont filtré : peut-on imaginer que sa partie centrale, circulaire, se dévisse ?

Voilà qui finirait de rapprocher l’Apple Watch des montres traditionnelles, et justifierait l’existence de cette déclinaison. Si les montres Rolex, Omega et autres Audemars Piguet sont chères, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont fabriquées dans des matériaux précieux dont le prix est doublé ou triplé par les marges et le marketing. C’est aussi parce qu’elles viennent avec l’assurance d’une prise en charge pendant des années, des décennies, des siècles même.

On sait déjà que l’Apple Watch Edition sera fournie dans une boîte recouverte de cuir faisant office de station de charge. D’ici à imaginer que son prix qui s’annonce faramineux soit associé à un niveau de service supplémentaire, il n’y a qu’un pas que l’on ose aisément franchir. Peut-être qu’Apple proposera simplement d’échanger sa montre de première génération contre celle de deuxième génération, mais les collectionneurs de montres sont attachés à leurs possessions et au caractère qu’elles prennent avec les années.

Mais peut-être, donc, sera-t-elle en mesure de remplacer les composants internes — du moins pendant quelques années. Le boîtier acquerra une patine, et à défaut de le transmettre à ses enfants, son porteur pourra se vanter d’avoir été un des premiers à avoir acheté une Apple Watch, et pas la moins chère. Ce retour de la modularité serait une véritable surprise, mais l’Apple qui s’enorgueillit de pouvoir poser tous ses produits sur une seule table tout en présentant une montre se déclinant d’un millier de façons est surprenante.

À l’extrême inverse, le modèle Sport d’entrée de gamme pourrait se comparer aux Swatch et à la pléthore de montres à moins de 500 €, qui se distinguent moins par leurs entrailles que par leur apparence. Si la technologie et le design sont déconnectés, pourquoi l’Apple Watch devrait-elle suivre un cycle annuel  ? Aux bracelets colorés qui ont fait le plaisir de la Fashion Week pourraient répondre des collections printemps/été et automne/hiver. À la manière de Beats, « Apple Watch » s’impose presque comme une marque à part entière, dont Marc Newson pourrait dessiner des éditions limitées et des bracelets collector. L’obsolescence inhérente à la loi de Moore se fondrait dans celle des modes qui vont et viennent.

Ce ne sont bien évidemment que des pistes, qui découlent de l’hypothèse — critiquable — selon laquelle Apple pousserait la logique qu’elle semble avoir adoptée à son paroxysme. Cet exercice a néanmoins le mérite de faire réfléchir sur l’affaiblissement croissant des frontières du monde de l’informatique, et ce que cela signifie pour le développement et la commercialisation de produits informatisés. On peut penser au marché du téléviseur, censé lui aussi être dans le radar d’Apple, et qui s’hybride sans modifier radicalement sa structure.

Comment faire évoluer tous les dix-huit mois des produits que l’on conserve traditionnellement cinq, dix, vingt ans ? Cette question se pose au-delà de la montre — mais commencer à y répondre à travers la montre, objet à la fois plus personnel et plus jetable, est sans doute moins risqué. La manière qu’Apple aura de communiquer sur la Watch, de la vendre, de la décliner, de la faire évoluer, ne sera pas intéressante qu’en soi. Non, cela sera aussi fascinant pour ce que cela influera sur l’identité même de la société, et sa capacité à dépasser un monde de l’informatique qui n’existera bientôt plus.

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