Pour le meilleur et pour le pire, le futur, c’est l’iPad

Anthony Nelzin-Santos |

Si le dernier special event n’a pas été riche en nouveautés neuves, c’est qu’il s’agissait moins de présenter des produits que d’exposer un programme. Car Apple n’est plus seulement une société informatique, mais une institution qui diffuse les « valeurs californiennes » dans le monde entier, plus seulement par le biais de ses seuls produits, mais à travers sa marque.

Une institution suffisamment riche et puissante pour donner des leçons de politique au gouvernement américain, et des leçons d’environnementalisme à qui veut bien les entendre. Mais si elle veut protéger les yaks chinois et préserver les forêts vierges, Apple veut aussi et surtout protéger ses propres fondements et préserver sa propre existence.

Alors qu’elle fête son quarantième anniversaire, et parce qu’elle veut souffler quarante bougies de plus, Apple doit dépasser ses produits pour mieux imposer sa marque. General Electric n’est plus la société de la lampe électrique, IBM n’est plus la société de la tabulatrice, Disney n’est plus la société de Mickey. Apple n’est plus la société du Mac, ce n’est plus la société de l’iPod, ce n’est même plus la société de l’iPhone.

Les produits naissent et disparaissent au gré des modes et des technologies, les idées — les idéologies — restent. Ainsi a-t-on vu réapparaître de vieux slogans : la « bicyclette de l’esprit », le « pensez différent ». Les mots ont changé mais le principe reste le même : Apple ambitionne aujourd’hui de vous « donner le pouvoir » avec ses « services révolutionnaires ».

Vous êtes votre meilleur vous lorsque vous utilisez un produit Apple, en somme. Et ce produit, demain, ce sera l’iPad. Près de six ans après la présentation de sa première tablette, et après deux ans de mévente qui ont écorné son image, Apple a été forcée de revenir sur sa « doctrine post-PC ». Pas pour la réécrire, mais plutôt pour l’amender ; pas pour la démolir, mais plutôt pour la rénover. Ce « deuxième acte » est peut-être moins radical à long terme, mais il est sans doute plus réaliste à court terme.

« Lorsque la technologie s’efface, tout devient plus plaisant » était aussi mystique que naïf. Aujourd’hui, « les technologies puissantes doivent offrir des possibilités incroyables, sans la complexité qui va avec. » L’iPad était « un appareil magique et révolutionnaire » que l’on présentait au fond d’un fauteuil. C’est aujourd’hui un appareil qui « change la manière dont les gens découvrent, collectent, éditent, conçoivent, et produisent » au bureau ou en déplacement.

« C’est la direction dans laquelle nous pensons que l’ordinateur personnel va » assure Michael Tchao, le vice-président d’Apple responsable de la promotion de l’iPad, qui tient à mettre définitivement un terme à l’idée selon laquelle les tablettes ne seraient bonnes qu’à la consultation de contenus. Qu’importe que l’iPad mini, dont le petit écran n’est pas forcément celui le plus adapté à la création, capte la moitié des ventes : c’est une question d’image pour ce segment malmené.

Et tant pis s’il faut admettre que Microsoft, malgré l’échec du Tablet PC et les débuts difficiles de la Surface, avait raison. Si le clavier et le stylet sont nécessaires pour convaincre les prospects hésitants que bien « des choses [qu’ils] pens[aient] ne pouvoir faire que sur un PC » peuvent être réalisées sur un iPad, et les introduire à des « choses [qu’ils] n’aur[aient] jamais pu faire autrement » qu’avec un iPad, qu’il en soit ainsi.

À ce titre, il est remarquable qu’après des années de campagnes plus ou moins ésotériques, Apple ait opté depuis quelques mois pour une communication beaucoup plus utilitaire. Microsoft Word, Scanner Pro ou encore Photoshop Fix ne font pas rêver, mais ils parlent sans doute plus à l’« utilisateur lambda » que d’obscures applications de conception 3D et de DJ-ing. Même lorsqu’elle promeut l'Apple Pencil, Apple prend soin de ne pas attaquer avec Procreate et Pixelmator, qui impressionnent autant qu’elles intimident, mais plutôt avec la prise de notes et la conception de schémas.

Ce travail de fond sur la perception de l’iPad suffira-t-il à relancer les ventes ? On ne le saura pas avant quelques trimestres, mais on sait déjà où Apple compte aller chercher la croissance. Chez les utilisateurs occasionnels de PC, d’abord, qui n’auraient aucune raison de ne pas passer à l’iPad, l’ordinateur le moins cher d’Apple. Phil Schiller a beau jeu de se moquer de leur conservatisme : s’il cible aussi les propriétaires d’anciens iPad, c’est parce qu’ils ne renouvellent pas non plus leur matériel.

Phil Schiller : « il y a plus de 600 millions de PC en utilisation qui ont plus de cinq ans. C’est très triste. » Dan Riccio : « facepalm. » Le vice-président d’Apple responsable de l’ingénierie matérielle sait que plus de la moitié des iPad ont plus de trois ans, et qu’OS X El Capitan prend toujours en charge des Mac vieux de neuf ans. Sur ce point, qui n’a d’ailleurs rien de négatif, Apple n’a aucune leçon à donner.

Nul doute que ses concurrents aimeraient avoir ce genre de problèmes. Cette stratégie ne fonctionnerait qu’à moitié que l’iPad en sortirait quand même renforcé, tandis que le Mac continuerait à progresser. Et si elle fonctionnait à plein, Apple aurait alors tout le loisir de poursuivre la spécialisation du Mac autour de quelques usages très précis, pour mieux laisser la place à l’iPad. Elle fait en tout cas l’effort qu’ont accompli les sociétés centenaires ou presque qu’elle prend en modèle : se dépasser, travailler à sa propre obsolescence, et ainsi résister aux attaques du temps et de la concurrence.

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