Ces quelques secondes de vidéo qui ont confirmé l'achat de Beats par Apple

Florian Innocente |

« 1er avril 2014, une rumeur sort qui dit qu'Apple achète Beats », raconte un Will.i.am amusé et battant des mains comme un enfant au spectacle. Le musicien ouvre le bal des témoignages qui racontent les débuts des carrières respectives de Jimmy Iovine et de Dr. Dre, ainsi que leur amitié, à la vie comme en affaires.

Depuis quelques semaines, Netflix diffuse en France The Defiant Ones1 un documentaire sorti l'an dernier sur HBO qui narre le parcours des deux hommes jusqu'à leur rencontre et leur association.

Sans être au cœur des quatre épisodes qui forment l'ensemble, l'acquisition de Beats par Apple y est plusieurs fois abordée au début puis à la fin. Iovine comme Dre y vont de leurs souvenirs. Le documentaire vaut le coup d'œil pour tout ce qu'il montre d'autre et ce qu'il révèle sur ces deux personnages et leur milieu. Plusieurs artistes (Bono, Springsteen, Trent Reznor, Snoop Dogg, Eminem), des patrons de labels et des proches apportent leur éclairage.

Mais avec l'approche du quatrième anniversaire de cette acquisition, c'est l'occasion de se remettre en mémoire cet instant d'actualité qui a vu la plus grosse acquisition de l'histoire d'Apple mise peut-être en péril par une bande de potes éméchés se filmant sur Facebook.

En prélude, il faut rappeler qu'Apple a dépensé 3 milliards de dollars pour avaler Beats Electronics, Beats Music et faire venir Iovine, Dr. Dre ainsi que leurs équipes. C'est presque huit fois plus que pour l'achat de NeXT, un investissement qui assura à Apple d'avoir un tout nouveau système d'exploitation et… Steve Jobs.

Ayant eu vent de cette possible vente de Beats, Will.i.am appelle donc Iovine. Ils se connaissent bien, le groupe du premier, The Black Eyed Peas, a été produit par Interscope, le label du second :

  • « C'est vrai ? »
  • « Non, ce ne sont que des rumeurs », répond Iovine et Will.i.am met cela sur le compte d'un poisson d'avril.

Evidemment les négociations entre Iovine/Dre et Apple battaient leur plein — l'acquisition ne sera officialisée que deux mois plus tard — mais pour l'heure il faut faire profil bas. On ne discute pas avec Apple avec un porte-voix. Iovine appelle son associé le 7 mai et lui demande de ne surtout pas faire de vagues tant que rien n'est couché noir sur blanc :

  • « Dre, tu te souviens de De Niro, du personnage de Jimmy dans les "Affranchis" ? Quand il dit à ses hommes : N'achetez pas de fourrures, n'achetez pas de voitures, ne vous faites pas remarquer… »
  • « Ouais ? »
  • « Ne bouge surtout pas ce week-end. Ne fais rien. »
  • « OK j'ai compris »

Le 8 mai, les discussions fuitent au travers du Financial Times et sont confirmées par d'autres grands quotidiens qui évoquent déjà une dépense avoisinant les 3 milliards de dollars. Les pourvoyeurs de cette rumeur sont crédibles mais Dr. Dre va sembler la confirmer lui-même, d'une manière toute personnelle.

Le vendredi 9 mai au soir, autour de 20 h, Iovine reçoit un coup de fil de Puff Daddy qui s'étonne de ne pas avoir été mis dans la confidence. Il veut savoir si cette histoire est vraie ou non. Iovine botte en touche, il répond qu'il « discute des affaires de son entreprise avec quelques personnes et qu'il faut [qu'il] comprenne qu'il ne peut pas en parler ».

À 2 h du matin, coup de fil encore de Puff Daddy, qui s'époumone à nouveau :

  • « Tu ne m'as rien dit à moi ton ami, alors que Dr et Tyrese en parlent sur Facebook ! »
  • « Où ? »
  • « Facebook ! »
  • « …Je dois te laisser »

Dans The Defiants Ones, Dr. Dre cite cet épisode comme l'un des trois événements de sa vie dont il a le plus honte. Dans une interview donnée à Clique il y a quelques jours, Dr. Dre cite la vidéo avec Tyrese comme son « échec le plus instructif » et Iovine, avec le recul, de prendre la chose avec la sagesse de l'humour : « mon plus grand échec a été de ne pas être là quand il était avec Tyrese ! ».

Le 9 mai, l'acteur Tyrese Gibson envoie sur son compte Facebook une vidéo où il apparaît fort joyeux dans le home studio de Dr. Dre avec d'autres potes. Dre confirmera que l'alcool a bien coulé ce soir là. Et pour cause, comme il le balance rigolard devant la caméra du téléphone de Tyrese : « Le premier milliardaire du rap est là, venu tout droit de la côte Ouest ! ».

Son copain enfonce le clou : « La dernière liste de Forbes (celles des personnes les plus riches au monde, ndr) n'a pas deux semaines, il va falloir la revoir », avant d'entamer quelques pas de danse qui concluent une séquence abondante en jurons de vestiaires.

Si rien n'a été dit sur Beats et Apple pendant ces quelques secondes, le lien avec les informations parues la veille dans la presse est vite établi et la vidéo fait le tour des chaînes de télé.

« On avait réussi à garder le secret pendant quelque chose comme six semaines avant que ça ne fuite », dit un Jimmy Iovine ébahi devant la caméra « Ce truc a fuité, et ça a fuité bruyamment. Je voulais travailler avec Apple depuis quoi, 10 ans, peut-être plus que 10 ans ».

À ce moment-là, il redoute que tout tombe à l'eau, mais Apple n'a pas cillé (ou presque, un battement de cils de peut-être 200 millions de dollars) et l'affaire s'est conclue. Comme l'expliquent, dans le quatrième volet, plusieurs participants à ce documentaire, Apple et Beats avaient des intérêts communs. Beats avait la capacité à faire évoluer Apple d'un modèle de l'achat de musique à celui de l'accès à volonté. Beats Music n'avait que quatre mois d'existence mais il traçait une route à suivre — avec l'idée de ne pas se reposer que sur des playlists conçues automatiquement — face à un mastodonte comme Spotify.

Aux débuts de Beats, Iovine photographiait toutes ses connaissances et les personnalités qui passaient dans son bureau avec un casque de la marque sur les oreilles. Steve Jobs fit participer Dr. Dre au lancement de l'iTunes Music Store en 2003, via un chat vidéo.

Beats avait en plus une activité très rentable dans les casques, de multiples contrats marketing avec des musiciens et athlètes et une culture qui pouvaient servir Apple et lui faire gagner du temps, plutôt que partir de zéro.

Iovine et Dr. Dre avaient aussi besoin d'Apple, de ses énormes ressources techniques, financières et marketing pour espérer peser sur ce marché et grandir.

Une fois qu'Apple fut enfin prête à aller vers le streaming, les deux sociétés purent se marier. Devant les enjeux, la bruyante soirée d'enterrement de vie de garçon de Beats Electronics n'a pas pesé tant que cela dans les discussions qui ont suivi, jusqu'au communiqué de presse du 28 mai 2014.

Crédit : The Defiant Ones

  1. Qui est aussi le titre du film de Stanley Kramer en 1958 ("La Chaine" en français), avec Sidney Poitier et Tony Curtis qui interprètent un prisonnier noir et un prisonnier blanc qui s'échappent d'un fourgon cellulaire mais sont menottés pendant leur cavale, obligeant l'un à dépendre de l'autre… comme le duo formé Iovine et Dr. Dre ↩︎

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