AppGratis : intervention ministérielle sur fond de silence d'Apple

Florian Innocente |

Le cas d'Appgratis a pris une petite tournure politique avec la visite dans les locaux de la startup de la ministre de l’Économie numérique, Fleur Pellerin. Cette dernière s'est entretenue une vingtaine de minutes avec Simon Dawlat, le PDG de l'entreprise, et elle a donné sa position sur le sujet en souhaitant une forme de régulation des écosystèmes et ces plateformes dont dépendent certaines sociétés. Mais aussi que le gouvernement étudie des moyens pour défendre, sur le plan du droit, des entreprises qui sont prises dans le type de situation que connaît AppGratis (l'intervention en vidéo est visible chez Clubic).

Fleur Pellerin en appelle aussi à l'Europe pour mieux réguler les plateformes numériques, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux et répondre ainsi aux « abus répétés » de certains grands groupes.

La ministre, dans un point presse a d'abord rappelé qu'il s'agissait d'une affaire commerciale entre deux entreprises privées « Je ne souhaite pas m’immiscer dans les relations commerciales d’AppGratis et d’Apple, mais soutenir [l’entreprise française] pour renouer le dialogue, a déclaré Fleur Pellerin. Je ne comprends pas ce silence dans lequel se mure Apple. »

Elle s'alarme de voir qu'Apple « ne donne pas à l’entreprise les moyens de se retourner. Il y a des comportements éthiques à adopter (…) Ce n’est pas un comportement digne d’une entreprise de cette taille-là », parlant de décrédibilisation même pour Apple. Avant de s'interroger sur la possibilité d'étendre aux plateformes comme l'App Store la notion de neutralité du Net.

Que la ministre se penche sur une affaire touchant une entreprise dont l'activité relève de la compétence de son ministère n'a rien de surprenant. Surtout lorsque des emplois sont en jeu. Faire ou ne rien faire, c'est dans les deux cas risquer de prêter le flanc à la critique. Certains propos témoignent justement d'une naïveté ou peut-être d'une surprenante méconnaissance de la manière dont Apple opère depuis de nombreuses années maintenant.

Apple n'a pas pour habitude de mettre sur la place publique ses intentions et décisions à venir et d'en faire part à tout ce que son écosystème compte d'éditeurs ou de fabricants. L'effet de surprise - quels que soient les contextes et les conséquences, heureuses ou douloureuses - est une caractéristique qui lui est propre.

On ne compte plus les domaines où Apple change brutalement de selle (Xserve, Final Cut Pro, connecteurs Dock…) obligeant, ceux qui le peuvent, à la suivre ou sinon à rester sur le bas côté. La société s'est aussi suffisamment imposée à elle-même (et à ses clients) ces grands virages sur l'aile pour qu'on doute qu'elle ait des remords s'agissant d'AppGratis et consorts (cela fait déjà quatre mois qu'App Shopper a été sorti de l'App Store pour des raisons similaires et il n'y est pas encore revenu malgré les multiples tentatives de son éditeur).

On peut s'en plaindre ou s’en émouvoir, mais avec Apple, on sait toujours quand les affaires commencent, mais jamais quand et comment elles vont se terminer. On voit mal a priori quelle menace le gouvernement pourrait agiter pour changer ce qui relève de la culture d'une entreprise privée. Une entreprise qui aura beau jeu de citer quantité d'exemples d'entreprises françaises qui font d'excellentes affaires malgré le corset de l'App Store.

Sans parler, si le propos se dirige sur le front de l'emploi, de ceux qu'elle fournit dans sa quinzaine d'Apple Store. Une piste toutefois possible est de jouer sur la corde des pratiques fiscales d'Apple. Ce fut déjà le cas pour Google, et Fleur Pellerin a dit sa volonté d'associer Bercy à ses réflexions sur les réponses à apporter.

Sur le site de TF1, Simon Dawlat a parlé d'une « d'une vraie tentative d'assassinat […] d'une exécution sommaire » et par un raccourci curieux, de faire un rapprochement avec la concurrence qu'affronte Apple « Cette manière de faire me surprend. Il y a apparemment une fébrilité interne. Peut-être parce que l'iPhone est menacé par Android… »

Lui aussi se plaint de n'avoir plus aucun contact avec Apple, le privant de toute discussion possible. Plus loin dans l'entretien, interrogé sur les services rendus par AppGratis, il refuse de dévoiler les montants payés par les éditeurs pour la promotion de leurs apps. Il réitère qu'AppGratis trie soigneusement les apps mises en avant. Il conteste également toute influence sur les classements « Nous ne sommes pas concernés par les classements de l'App Store. Si Apple considère que ses classements sont faussés, c'est à eux de les faire évoluer si l'impact que nous avons les perturbe. Google ne se plaint pas de telles choses. Tous les jours, ils appliquent des modifications à leur algorithme ! ».

Simon Dawlat évoque en outre de possibles « suites juridiques », sans plus de détails, et au Journal du Net, il parle de renforcer la version HTML5 de son service puis d'accélérer son entrée, déjà prévue, sur Android. En attendant, ses utilisateurs peuvent continuer d'utiliser sur iOS l'application éjectée.

Observant ce ramdam, le site 148apps qui suit l'actualité des évolutions de prix sur l'App Store, livre ses observations à propos d'AppGratis. Reconnaissant son efficacité pour booster le classement des apps, il ressort des informations extraites d'une présentation d'AppGratis pour ses clients, datant de la fin de l'année dernière ainsi que d'un mail commercial.

Avec plus de 12 millions d'utilisateurs revendiqués, AppGratis a véritablement les moyens d'influer sur les classements du top 10 des apps gratuites, juge 148apps. Puis il cite le contenu d'un mail envoyé par AppGratis à un prospect. Le propos tenu par le commercial est de détailler les téléchargements à atteindre, en fonction des pays, pour se loger dans les top 5 ou 15. Pas de tarif dans ce courrier, mais la démonstration que l'objectif est moins de proposer un guide des bonnes apps, que de monnayer leurs placements.

Pour 148apps, qu'AppGratis soit parvenu à se constituer une telle base d'utilisateurs est tout à son honneur, mais cette puissance utilisée pour contrôler les classements est « sans aucun doute néfaste pour l'écosystème de l'App Store ».

Il convient aussi de rappeler que depuis septembre dernier, date à laquelle Apple a instauré des règles supplémentaires pour l'App Store, AppGratis et ses investisseurs ont continué d'avancer comme un funambule sur son câble, sans tenir compte ou alors en jaugeant mal les risques induits par ces clauses.

En revanche Simon Dawlatt se plaint, et là à juste titre, qu'Apple lui a envoyé des signaux contradictoires ces dernières semaines (lire AppGratis raconte comment il a été bouté hors de l'App Store). Dès l'instant où l'on instaure de nouvelles règles, il convient de déployer les efforts nécessaires pour les faire appliquer. C'est ce qui a manqué ici et c'est ce qui semble en passe d'être corrigé (lire App Store : le ménage va continuer dans les apps de promotion d'apps). Selon que l'on se place d'un côté ou de l'autre, on dira qu'Apple a fauté en tardant trop, ou en revanche qu'elle a laissé à ses futures cibles le temps nécessaire pour se retourner.

Dan Porter, ancien patron de l'éditeur du jeu OMGPOP, relativise cette affaire. Pour lui, quoi que fasse Apple, il y aura toujours des gens assez malins pour détourner les classements. Cependant, au bout du compte, ces montées spectaculaires ne sont que des feux de paille. Les véritables gagnantes sont les vraies bonnes applications, celles qui restent en tête des mois durant du fait de leur qualité.

« Ce qui importe plus que d'entrer dans le Top 10, c'est la capacité à y rester. C'est ça le secret. Il y a de formidables mouvements dans les entrées et les sorties des classements, mais les applications qui restent là, jour après jour, mois après mois - des jeux comme Candy Crush ou Words with Friends, ou des apps comme Instagram - sont les vraies gagnantes. Et pour y rester cela ne se fait pas en truquant. Les autres applications sont comme des étoiles filantes.

Elles sont entrées dans les classements via AppGratis, mais au final il y a quelque chose qui ne va pas avec elles ou qui ne plaît pas et elles vont rapidement glisser vers le bas. AppGratis a peut-être disparu, mais des sociétés comme elles continueront à apparaître pour prendre l'argent des développeurs. Un hit sera toujours un hit, et on ne peut y arriver qu'en créant un produit incroyable que les gens aiment vraiment. »

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