Patron ! On peut virer les photographes, on a des iPhone

David Bosman |

On a vu passer l'info, il y a quelques jours : le Chicago Sun-Times se sépare de a viré l'entièreté de son équipe de reporters-photographes. Ce sont les journalistes eux-mêmes, ceux qui écrivent, ainsi que des photographes freelances (payés à la tâche, donc pas salariés), qui seront chargés de prendre des photos... avec leur iPhone. Le journal poussant même la bonté jusqu'à leur payer des cours d'iphonéographe, pour les mettre à niveau.

Il y aurait tant de choses à dire sur cette info pourtant pas très longue et, en soi, pas plus dramatique ou intéressante que l'annonce de la fermeture de telle ou telle usine, qui met sur la paille ses ouvriers et ses cadres. Faut-il y voir la preuve que l'iPhone est un "vrai" appareil photo ? Ou que la photographie de presse n'est pas un métier ?

Pourquoi les virer ? Parce que c'est moins cher. Bien sûr. Le journaliste ne sera pas mieux payé pour pondre ses feuillets plus une ou deux images d'illustration, et un freelance ne coûte pas cher. Mais ça ne s'arrête pas là : selon le communiqué, c'est une façon de s'adapter et répondre à la demande des lecteurs.

Ce n'est qu'une photo

Le choix de virer les photographes est symptomatique du peu d'importance accordée à l'image dans la presse. Vous pouvez citer, sans aller voir, le nom du photographe qui fait la Une du dernier journal que vous avez lu ? Moi, non.

On s'extasie devant les images de quelques grands noms qui ont fait le photoreportage d'hier, mais aujourd'hui, à quelques rares exceptions, l'image dans la presse n'est plus que décorative, à peine plus utile que l'encart publicitaire, elle aère le texte, voire même elle n'existe que pour distraire le lecteur et le récompenser de l'effort de lire le journal. "Tiens, petit, repose-toi avant de lire la suite".

Parce que lire, c'est un effort. C'est peut-être aussi une des raisons du succès des vidéos — même plus besoin de lire le texte de l'article, qui est parlé dans une photo qui bouge toute seule — un des changements dont parle le communiqué du Chicago Sun-Times : les lecteurs préfèrent la vidéo.

On pourrait alors se demander s'il est encore légitime de parler de lecteurs, s'il ne faudrait pas parler de téléspectateurs ? Et s'il n'y a plus de lecteurs, à quoi servent les articles écrits... et leurs auteurs ?

Bref, même si l'image est rarement considérée à sa juste valeur, on sait qu'elle n'est pas secondaire. La preuve ? Combien de journaux oseraient sortir sans aucune photo ou illustration ? Oui, mais ce n'est qu'une photo. Tout le monde peut faire une photo. La preuve ? Tout le monde a un smartphone.

C'est ici qu'on serait tenté de se focaliser sur le choix de l'iPhone, pour remplacer les photographes pro et leur matériel pro.

Triomphe de l'iPhone ou triomphe du comptable et de l'indifférence ?

Oui, changer de matériel change le type d'image produite. Oui, l'iPhone est moins bon qu'un reflex pro doté d'un téléobjectif pro. Qui doute de ça ?

Pourtant, dans cette histoire, il n'y a aucune raison de penser que c'est une "victoire" pour les tenants de l'iphonéographie, ou une défaite pour leurs opposants. C'est une défaite pour la photo, peu importe avec quel boîtier on la pratique.

D'ailleurs, si Alex Garcia, un des photographes, explique que virer l'équipe et demander aux journalistes d'utiliser un iPhone est une décision stupide, parce que le matériel "n'est pas à la hauteur", il parle surtout du fait qu'en virant ses photographes, de talent, le journal s'est privé de leur expérience, de leurs relations, de leur savoir-faire.

C'est ça la vraie perte, celle que le journal ne semble pas avoir estimé. Ou bien l'a-t-il fait et jugé que cela n'avait aucune importance ?

On est tous ces photographes. Pas besoin de photographes pour faire des photos. Pas besoin d'ouvriers pour faire des voitures. Pas besoin de profs pour enseigner. Pas besoin de journaliste pour écrire. Juste besoin de clients, et encore : on a surtout besoin de les revendre aux annonceurs.

Et on découvre, un peu inquiet et sonné qu'en fait on n'a jamais été qu'un presse-bouton, un bête rouage biologique, coincé dans un vaste système d'engrenages et de poulies qui ne fonctionne que pour lui-même, quelque chose qu'une machine peut remplacer avantageusement, à chaque bond technologique vers plus d'efficacité, plus d'automatisation, plus d'intelligence. Parce qu'on est là : remplacé par du hardware et du software, qui coûtent moins cher et qui sont supposés faire aussi bien. Si pas mieux que nous.

En ramenant la photo de presse à un simple cliché que presque n'importe qui est capable de faire; en se privant de "vrais" photographes — et pas parce qu'il choisit d'utiliser des iPhone au lieu de reflex pro — ce journal envoie un message assez triste : on se fiche de la qualité des images, n'importe quel cliché suffira. Si l'image est belle, tant mieux. Sinon... les lecteurs s'en fichent.

On le sait, la presse va mal. C'est la solution comptable qui prévaut : réduire les coûts. C'est-à-dire essayer de couler moins vite.

Mais cette décision envoie un autre message qui ne va pas aider à sauver le navire : nos images sont des images "à l'iPhone", comme vous en trouverez partout, peu importe qui appuie sur le bouton — puisque même les photographes qui s'étaient fait un nom ont été remerciés. Mais alors, pourquoi perdre du temps et de l'argent à ouvrir un journal qui ne propose rien de neuf ou de différent de tout ce qu'on voit ailleurs ?

Apprendre à lire une image, comme on lit un texte

Reste la question de savoir ce qu'est un photographe : presse-bouton, artiste ou auteur ? L'auteur, c'est celui qui écrit. Nous savons tous qu'écrire c'est du travail, parce que nous avons tous appris à lire et écrire. Qui parmi nous a appris à écrire ou à lire une image ? Pourtant, ça aiderait à distinguer entre un cliché et une photo intéressante.

Il suffit de regarder autour de nous : nous baignons dans une quasi parfaite inculture de l'image. Deux exemples que nous avons en permanence sous les yeux :

Les JT, la principale source d'info pour beaucoup, comme la plupart des journaux et des magazines sont bourrés d'images de peu d'intérêt — quand elles ne sont tout simplement pas complètement pourries. Certains magazines ne se posent plus de questions et n'illustrent leurs pages que via les banques d'images à quelques euros la photo ou l'illustration. Et pourquoi s'en priver ? Le lecteur ne voit pas la différence ou, s'il la voit, il ne proteste pas.

De plus en plus de fictions elles-mêmes et pas seulement les séries-B ou les TV films, semblent filmées sans aucun souci de travailler la lumière — photographier, ça vient du grec et ça signifie à peu près "dessiner avec la lumière", pas dessiner avec des pixels ou avec de l'argentique, ni dessiner avec de la profondeur de champ ou avec une longueur focale X ou Y, ni avec du bokeh, de la vitesse d'obturation ou encore du piqué : avec la lumière — et sans aucun effort de composition ou cadrage. Du moment que l'image bouge sans cesse, ça leur suffit : ça fait dynamique. Sans doute pour éviter que le spectateur ne s'endorme.

L'image est donc un produit jetable : vite photographiée, vite vue et vite oubliée. Et il n'y a pas de raison que ça change. Cette course à la médiocrité entretient elle-même l'inculture de l'image dans laquelle nous baignons — et entretient la paresse des lecteurs qui ont de moins en moins l'occasion de goûter à autre chose et de découvrir que faire un effort peut en valoir la peine.

Et après ?

Après les photographes, qui les journaux vont-ils jeter par-dessus bord pour se maintenir à flot ? Combien de temps les lecteurs accepteront-ils encore de lire/regarder une presse qui sonne de plus en plus creux et qui ressemble de plus en plus à une simple *photo*copie de communiqués de presse ?

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