iWatch : bracelet prévenant ou menotte numérique ?

Anthony Nelzin-Santos |

Qui a dit : « les plus grandes innovations du XXIe siècle auront lieu, selon moi, à l’intersection de la biologie et de la technologie » ? Steve Jobs, qui ajoutait : « une nouvelle ère commence, comme l’ère numérique débutait dans ma jeunesse. » Le fondateur d’Apple a sans doute vu venir le mouvement du quantified self, intimement lié à celui de l’informatique vestimentaire — deux domaines qui intéressent particulièrement ses successeurs.

Tim Cook parle de son Nike Fuelband, lors de la conférence D11. Image All Things D.

Tim Cook porte par exemple un Fuelband au poignet, et pas uniquement parce qu’il est membre du conseil d’administration de Nike. Accro aux barres énergétiques, il fait régulièrement un détour par une discrète salle de sport à l’écart du campus d’Apple, et passe ses étés à suivre le Tour de France ou lui-même monter sur un vélo. À Cupertino, il s’entretient fréquemment avec Arthur D. Levinson, biochimiste qui a dirigé la firme de biotechnologies Genentech. Aujourd’hui président du conseil d’administration d’Apple, il a récemment fondé la société de R&D Calico, avec le soutien financier de Google et l’objectif d’allonger l’espérance de vie humaine.

Jony Ive est assurément moins sportif, et il n’a jamais montré le moindre intérêt pour le domaine de la santé. Mais tout prête à penser qu’il a mis sa passion des (belles) montres au service d’un futur appareil Apple qui ne prendrait pas place dans un sac ou une poche, mais au poignet de son utilisateur. Dans le meilleur des cas, ce sera un bracelet pratique et prévenant ; dans le pire des scénarios, il deviendra une véritable menotte numérique. Tout dépendra de la conduite qu’adopteront Apple et ses concurrents dans les prochaines années.

Avec HealthKit, la firme de Cupertino fait mieux que de prendre le virage du quantified self : elle s’offre une carte sur le marché stratégique de la médecine préventive, qui pourrait devenir à terme le marché de la médecine prédictive. Qu’elle travaille avec la Mayo Clinic, à la fois le meilleur hôpital américain et l’un des plus grands centres de recherches médicales dans le monde, n’est pas un hasard. L’institution veut faire de Health, application qui se nourrira des données d’autres applications et de divers capteurs, le dossier médical du XXIe siècle — sachant qu’elle a inventé celui du XXe siècle.

Health, l'application d'iOS 8 qui centralisera les données des applications et appareils compatibles avec HealthKit.

L’intérêt des chercheurs et des médecins pour ces technologies n’est dépassé que par celui des sociétés d’assurances commerciales. Axa s’est ainsi associée à Withings pour offrir des traqueurs d’activité aux mille premiers clients d’une de ses complémentaires santé. Il ne s’agit pour le moment que d’une opération limitée, couplée à un concours permettant de gagner des « chèques médecine douce ». Mais des assureurs britanniques et américains planchent déjà sur des formules conditionnées à la communication des données physiologiques recueillies par divers appareils, dont la grille tarifaire évoluerait selon le niveau d’activité physique et les habitudes alimentaires des clients.

Si elles ne cherchent pour le moment qu’à diminuer leurs frais par la médecine préventive, elles refuseront peut-être un jour d’en engager à la lumière des avancées de la médecine prédictive. Lorsqu’il sera aussi facile de séquencer un génome qu’il est aujourd’hui simple de compter des pas, un diabétique potentiel ou un prédisposé à Alzheimer auront peut-être des difficultés à s’assurer. Il est difficile de ne pas imaginer que les assurances mutuelles, voire les services publics, puissent s’engager sur une voie similaire, à défaut d’aller jusqu’au bout de la démarche. Les personnes potentiellement malades, qui représentent un plus grand risque pour les comptes publics que les personnes réputées génétiquement avantagées, devront-elles cotiser plus ? Ce n’est pas aujourd’hui le cas pour les fumeurs, par exemple : cette injustice est la condition même de l’égalité qui est à la base de nos démocraties.

Des simples traqueurs d’activité qui ne sont que des podomètres connectés, il est difficile de se projeter dans un avenir où le séquençage ADN pourrait devenir la norme. Mais c’est sans doute aujourd’hui qu’il faut se pencher sur les problèmes que les futures technologies « à l’intersection de la biologie et de la technologie » pourront poser : les sociétés informatiques et les compagnies d’assurances ne s’encombreront pas toutes d’une réflexion bioéthique particulièrement poussée. Si les dirigeants de Google avancent à visage découvert en proclamant leur soutien à des thèses transhumanistes, Apple n’a jamais fait part de son avis sur les questions de santé et de société : elle devra le faire, et il faudra écouter attentivement ce qu’elle aura à dire.

Le kit de prélèvement salivaire de 23andMe, société spécialisée dans le séquençage ADN fondée par Anne Wojcicki, la femme du co-fondateur de Google Sergey Brin. Il vaut moins de 100 $.

Bien sûr, on peut imaginer que les développeurs ne communiquent pas les données HealthKit « aux plateformes publicitaires et aux marchands de données personnelles », comme leur demande Apple. Mais on peut aussi imaginer qu’une banque se serve des données de sa filiale santé pour refuser un prêt à une personne à l’espérance de vie potentiellement inférieure à la moyenne. Bien sûr, on peut imaginer que les capteurs et les plateformes permettent de prévenir les maladies, de les guérir avec de meilleurs traitements, et fassent avancer la recherche grâce à des programmes de collecte anonyme et volontaire des données à grande échelle, menées par des organisations à but non lucratif comme la Mayo Clinic. Mais on peut aussi imaginer que ceux qui n’en portent pas soient relégués au rang de parias, comme le seront dans le futur ceux qui sont désavantagés par leur hérédité et n’auront pas de quoi se payer une mutuelle sur mesure, ou dans un futur lointain, une thérapie génique.

L’informatique était sur nos bureaux, elle a gagné nos poches, et sera bientôt sur notre peau — mais depuis quelques années, elle est aussi à l’intérieur même de notre corps. Un pacemaker, une pompe à insuline, des implants de stimulation cérébrale ou de futurs organes synthétiques sont autant d’appareils tout aussi médicaux qu’informatiques, qui ont vocation à se connecter à d’autres appareils, voire à des plateformes centralisées. Sans aller jusqu’à évoquer l’épineux sujet d’une euthanasie légalisée et systématisée, on peut exposer les nouveaux problèmes de sécurité qui se poseront dans le futur : si l’on peut aujourd’hui voir des corps dénudés en piratant des serveurs, on pourra demain pirater des corps.

Certains s’y intéressent déjà, et posent ainsi les bases d’un débat qui s’annonce aussi passionnant que crucial : le wearable computing et plus tard le in-body computing peuvent permettre à l’homme d’exploiter la machine pour vivre pleinement son humanité ; mais il peut aussi en faire un esclave de la machine auquel il aura confié sa vie. Tout cela peut paraître bien ésotérique, mais Pascal ne pensait sans doute pas que les lointains descendants de sa machine d’arithmétique seraient capables de contrôler des centrales nucléaires et des places boursières, de mener des campagnes militaires et des campagnes politiques, de se couper du monde et de parler avec le monde entier. Qui sait de quoi seront capables les lointains descendants de ce qu’Apple présentera le 9 septembre prochain…

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