Industrie horlogère suisse : entre sérénité et inquiétudes

Mickaël Bazoge |

La Suisse et tout particulièrement son industrie horlogère a-t'elle sombré corps et âme comme l'avait pronostiqué Jony Ive ? Pas au lendemain de la présentation de l'Apple Watch, en tout cas. On joue la carte de la sérénité chez Swatch Group. Nick Hayek, le patron de l'entreprise numéro un de l'horlogerie, l'assure au Tages-Anzeiger : « Nous ne sommes pas nerveux. Nous ne vivons pas à l'heure de Cupertino ». Le PDG de Swatch, qui représente 17% des ventes mondiales de montres, estime que la pression sur l'industrie ne provient pas des constructeurs de produits électroniques, mais du franc fort. D'après lui, la pression est plutôt sur les épaules d'Apple, de Samsung, de LG, qui « sont hypernerveux. Nous ne sommes pas nerveux ».

Nick Hayek

Hayek, qui a déjà déclaré ne voir aucune utilité dans une iWatch, ironise : « je tiens à féliciter la firme de Cupertino, qui a présenté la navigation au moyen de la couronne comme une grande nouveauté. Cette même couronne qui a été inventée par l’horloger de luxe Abraham Louis Breguet. Je dis : c’est super, nous ne nous sentons absolument pas désavantagés ». Rappelons que Swatch avait lancé en 2004 la Paparazzi avec Microsoft, une montre connectée qui a fait un four. Cela ne va pas empêcher le fabricant de se relancer à nouveau, mais à son rythme (lire : Swatch se hâte lentement vers les montres connectées).

Pour Jean-Claude Biver, président de Hublot, l'industrie horlogère suisse n'a raté aucune opportunité et les smartwatchs ne la plongeront pas dans la crise. Il reste possible de nouer des alliances avec des constructeurs informatiques, assure t-il. Moins revêche que son concurrent Hayek, Biver explique même qu'il achètera une Apple Watch, qui d'après lui sera dépassée dans deux ans. La montre suisse, elle, ne risque pas d'être obsolète : « C'est un morceau d'éternité ».

La concurrence d'Apple est cependant jugée « sérieuse » par l'analyste J. Safra Sarasin, même si l'entrée du constructeur sur le marché n'est « pas aussi déstabilisante que redouté pour l'industrie horlogère traditionnelle et son plus gros producteur, Swatch Group ». D'après le spécialiste de cette industrie, ce sont surtout les gammes positionnées sous les 1 000 francs/825 euros (les Tissot, Certina, Mido ou encore… Swatch) qui auront le plus à souffrir de cette nouvelle concurrence. Les montres connectées pourraient même grignoter à terme 20% du résultat opérationnel de Swatch.

Comme le rappelle MacBrains, l'Apple Watch d'entrée de gamme (349$) va se battre sur le segment des montres situées entre 200 et 500 CHF (de 170 à 410 euros), qui représente environ 17% de la totalité des montres exportées par la Suisse l'an dernier. Ce marché a compté pour 1,492 milliard de francs (1,235 milliard d'euros), soit 7% du chiffre d'affaires total réalisé par les exportations de l'horlogerie suisse. Si Apple voulait vraiment s'attaquer au cœur de l'industrie horlogère du pays, il faudrait qu'elle s'attaque au secteur des montres de plus de 3 000 CHF, qui représente 65% du chiffres d'affaires du marché. Et même avec de l'or rose 18 carats, une Apple Watch Edition hypothétiquement tarifée à plus de 2 500 euros ne devrait pas attirer beaucoup d'amateurs de montres mécaniques. Mais ça n'est sans doute pas la volonté d'Apple.

Elmar Mock

Le son de cloche est très différent chez Elmar Mock. Le co-inventeur de la Swatch et fondateur de la société d'ingénierie Creaholic, est une pointure dans son domaine; il a aidé à la relance de l'industrie de l'horlogerie suisse à la fin des années 70, quand celle-ci était attaquée de toutes parts par les marques japonaises. Son avis compte donc tout particulièrement, alors que le secteur des montres connectées prend son envol… et où les groupes suisses sont pratiquement absents.

Il revient pour Swissinfo sur la présentation de l'Apple Watch, « nettement plus attrayante que les autres montres connectées présentes sur le marché ». Il en portera d'ailleurs une. Il estime globalement que l'industrie fait preuve de trop de désinvolture vis à vis de ce nouveau secteur. « Il n’appartient bien sûr pas à Breguet, Rolex, Cartier ou Patek Philippe de se battre sur ce terrain, mais c’est en revanche le rôle de Swatch Group », en évoquant le précédent des années 70 durant lesquelles l'horlogerie suisse a failli disparaître alors que celle-ci tardait à embrasser les nouvelles technologies de l'époque.

En contrepoint des déclarations de Nick Hayek, Elmar Mock explique que Swatch, « obsédé par les bénéfices à court terme », a abandonné l'innovation pour investir dans les marques et les lieux de vente. Plus généralement, l'industrie (qui ressemble de plus en plus à « une réserve d'indiens ») a choisi, « par choix stratégique », de se tenir loin des mutations actuelles. Si le marché représente 100 millions de montres connectées par an, il génèrerait 30 milliards de dollars de revenus. C'est « davantage que l’ensemble de l’horlogerie suisse ».

À tous ceux qui moquent aujourd'hui l'Apple Watch, il rappelle aussi le précédent de l'iPhone : « Lorsque les iPhones sont apparus, Blackberry affirmait qu’Apple n’aurait aucune chance de convaincre le consommateur en le privant de clavier et Nokia était persuadé que les grands écrans rebuteraient les clients ». On connait la suite de l'histoire.

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