Benzi Rosenski est le fondateur de Torgoen, marque américaine de montres fabriquées en Suisse pour leurs mouvements et empreintes d'un style inspiré par l'univers de l'aéronautique. Depuis 1998, la marque vend des montres à des tarifs relativement abordables, la majorité d'entre elles coûtant entre 250 et 400 dollars. Ce ne sont pas des montres de luxe mais on est sur des tarifs qui débordent du cadre du purement utilitaire.
Depuis 30 ans qu'il travaille dans ce milieu, comment perçoit-il l'arrivée d'Apple sur ce marché ? Dans une tribune publiée chez The Next Web il y a trois semaines, il réfutait l'hypothèse selon laquelle l'industrie de la très belle montre Suisse avait à craindre de l'Apple Watch.
Elle ne séduira jamais l'amoureux des montres qui est prêt à payer plusieurs milliers de dollars pour un objet de collection qui, un jour, fera partie de l'héritage familial. En d'autres termes, il n'y a aucune raison de penser que les montres intelligentes vont remplacer leurs cousines suisses de la même manière que les Toyota Prius ne signent pas la fin des Ferrari.
Le designer Marc Newson, qui a dessiné des montres et qui va travailler à mi-temps chez Apple aux côtés de Jonathan Ive, ne disait pas autre chose dans une interview à Dezeen.
Je pense qu'il y aura toujours une place pour les montres mécaniques. En dehors de donner l'heure — c'est la seule chose qu'elles font — elles en appellent à tout autre chose. L'industrie de la montre mécanique va continuer d'exister à peu près de la même manière qu'aujourd'hui. Pour être honnête, je ne suis pas au courant dans le détail de ce qui se passe aujourd'hui dans le domaine de la montre mécanique. Mais je suis persuadé que les ventes ont augmenté ces derniers temps, et qu'elles continueront de le faire pour cette catégorie particulière.
S'il ne se montrait pas particulièrement inquiet, Benzi Rosenski relevait néanmoins les efforts déployés par Apple pour se donner une légitimité dans le domaine de l'horlogerie. Un secteur ancestral à côté duquel l'industrie de l'électronique semble être née il y a seulement quelques minutes.
Je pense qu'il y a dans l'approche d'Apple une leçon à tirer pour les Suisses. Si Apple, un géant de la technologie et de l'innovation, a mis autant de soin à prendre en compte les détails et la tradition horlogère lors de la conception de sa montre, est-ce que l'inverse pourrait être vrai ? Est-ce que les Suisses ne devraient pas se pencher avec le même souci du détail sur la technologie et l'innovation ?
Benzi Rosenski cite l'exemple de la prochaine Activité de Withings qui a tous les attributs d'une montre classique avec en plus l'estampille prisée du "fabriqué en Suisse". Ou la volonté affichée de Tag Heuer — dont un cadre important est parti à Cupertino — de lancer l'année prochaine sa propre montre connectée « mais sans copier Apple ».
Dans le prolongement de cette tribune publiée chez The Next Web, nous avons posé quelques questions supplémentaires à Benzi Rosenski. Il s'agissait de rebondir sur son constat du travail fourni par Apple pour donner un air de vraie montre à son produit. L'élément le plus visible étant la reprise du principe d'une couronne pour naviguer dans l'interface, au lieu de se reposer sur du tout tactile.
Sachant qu'Apple a travaillé trois ans sur sa Watch, qu'elle en maîtrise la conception logicielle, les services associés et qu'elle en a conçu le volet matériel jusqu'à la création de processeurs sur mesure, est-ce que des fabricants suisses ont l'expertise pour répondre à ce challenge ? Tout comme celui d'ailleurs posé par Google avec sa plateforme Android Wear.
« Non, pas dans l'immédiat et peut-être même jamais », répond le patron de Torgoen, avant de détailler :
Les montres connectées suisses seront conçues au travers de partenariats avec des entreprises de la high-tech situées en dehors des frontières suisses. Tout comme le fabricant américain Fossil va développer une smartwatch avec Intel, les marques suisses vont aussi aller chercher des partenaires. Je pense que ce sera assez délicat. Car d'un côté nous voulons proposer aux clients ce qu'ils veulent mais l'industrie suisse a aussi comme habitude d'offrir aux amoureux des montres des produits d'exceptionnelles qualité et valeur. Il n'est pas rare pour un collectionneur d'avoir une ou plusieurs montres qui ont quarante ou cinquante ans et qui fonctionnent toujours à merveille. Est-ce qu'Apple peut s'engager là-dessus ? Est-ce que Motorola le peut ? Bien sûr que non. Ils font des produits qui ont une durée de vie très courte. C'est là que réside le véritable challenge pour les montres connectées suisses. L'utilité mais aussi la qualité.
L'opposition entre la montre mécanique qui traverse les générations et le produit électronique démodé à peine lancé a beaucoup alimenté les débats depuis la démonstration de l'Apple Watch. Une montre dont on ne connaît que le premier des tarifs. Des débats qui reposent en partie sur du vide, des spéculations et supputations. On ne sait rien de la grille tarifaire complète et, plus important encore, on n'a aucune idée des services qu'Apple associera peut-être aux modèles les plus chers.
On serait fort étonnés qu'elle n'innove pas non plus sur ce point face à ses concurrentes électroniques en jouant la carte de la smartwach que l'on peut garder longtemps (lire aussi Apple Watch : de l’informatique prête à porter).
Le challenge que décrit Benzi Rosenski n'est pas mince. Comment des fabricants de montres, dotés d'une formidable expertise dans les mouvements mécaniques, vont réussir à se mettre au niveau d'un Apple ou d'un Google si la tentation leur vient d'élargir leur catalogue aux montres connectées ? On voit ce que cela donne par exemple avec les smartphones de Tag Heuer vendus plusieurs milliers d'euros. Extérieurement ils collent parfaitement à l'esprit du fabricant avec des matériaux luxueux mais à l'intérieur ce ne sont que de banals modèles Android en retard techniquement sur les autres smartphones du marché.
Le défi est bien réel admet Benzi Rosenski « Il ne faut pas qu'ils cèdent à la tentation de faire des produits de faible qualité. Ça va être très tentant de prendre le train en marche mais je leur déconseillerais de le faire, sauf à ce qu'une vraie réflexion ait été engagée afin de proposer quelque chose de vraiment utile et pas juste un produit à la mode ».
Dans sa tribune, il citait l'exemple du français Withings qui a voulu concilier technologie (fonction de traqueur d'activité) et tradition suisse (pour la fabrication) avec sa montre Bluetooth Activité. Elle doit sortir avant l'hiver et coûter 390 euros.
Mais est-ce qu'un Withings peut durablement tenir ? Il n'a pas la maîtrise ni la surface technologique d'un Apple, d'un Google ou d'un Samsung et pas le cachet ni la réputation d'une grande marque horlogère suisse (ndlr : nous avons sollicité Withings sur ces questions, le fabricant n'a finalement pas donné suite). Pour Benzi Rosenski, l'approche de Withings les met pour le moment à l'abri.
Pour être honnête, l'Activité de Withings, qui est un très joli produit, est moins une montre intelligente qu'un traqueur d'activité. C'est aussi un tout nouveau produit pour cette société. Il font d'autres choses orientées santé. Dès lors, la réussite ou l'échec de leur traqueur ne va pas peser sur l'avenir de l'entreprise. C'est un test pour voir si leurs clients sont intéressés par les appareils que l'on porte au poignet.
Il a souvent été dit que l'Apple Watch n'ébranlerait pas l'activité des montres de qualité de l'industrie horlogère suisse. Mais est-ce que la proposition d'Apple (et par extension celle de Google) ne risque pas de détourner à jamais des montres traditionnelles et de leurs fabricants toute une clientèle aujourd'hui jeune et très à l'aise avec les produits technologiques ?
Je pense que les montres classiques auront toujours une place en tant qu'objet de mode et eu égard à l'amour et au respect qu'ont les gens pour l'histoire et la tradition. Et nous avons beaucoup de jeunes clients qui savent qu'une montre élégante est un facteur d'expression — à un entretien d'embauche, dans une réunion, lors d'un rendez-vous amoureux — , chose que ne peut proposer une smartwatch. Cela ne veut pas dire que les prochaines générations de montres intelligentes ne sauront pas faire ça. C'est un domaine en pleine mutation. Mais pour le moment présent, une montre reste une montre et une montre intelligente est un « appareil à porter ».
Des montres classiques que l'on achète parfois sur un coup de coeur, quel qu'en soit le prix ou ses moyens financiers. Morey Altman, le responsable des relations presse de Torgoen, cite l'exemple de Richard Branson, le PDG fortuné de Virgin, qui utilise une Torgoen T16 (320 dollars/253 euros). Dans un article du Wall Street Journal, le milliardaire expliquait simplement son choix : « Je l'ai achetée parce que je trouvais qu'elle avait une bonne tête ».
Quelques semaines après la révélation de l'Apple Watch et malgré les nombreuses questions qui restent en suspens, quel est le sentiment des gens travaillant dans ce milieu ? Pour Benzi Rosenski, l'arrivée d'Apple est une secousse comme le milieu de la montre en a connu et en connaît d'autres régulièrement.
Honnêtement, les gens de l'industrie ne sont pas trop inquiets, en particulier dans le domaine des montres mécaniques et du segment des montres pour femmes. Ils ne croient pas aux risques pour ces deux segments. Mais il est important de souligner que c'est une industrie en pleine transition et ce depuis quelque temps, pour d'autres raisons que les montres intelligentes. Il y a un effet de loupe médiatique sur l'informatique vestimentaire, mais ce n'est qu'un problème parmi d'autres dans une industrie qui évolue constamment.