Non, l’iPad n’est pas encore condamné

Mickaël Bazoge |

L’iPad est-il déjà mort et enterré ? La tablette, présentée il y a un peu plus de six ans par Steve Jobs (le 27 janvier 2010), ne rencontre plus le même engouement qu’à ses débuts. Et Apple a toutes les difficultés du monde pour relancer l’intérêt autour de sa gamme d’iPad.

Et pourtant, l’iPad est loin de démériter. La tablette a connu une croissance remarquable jusqu’au zénith du quatrième trimestre 2013, avec plus de 26 millions d’unités vendues. Mais ensuite, c’est soupe à la grimace, à l’exception des trimestres de fin d’année, où la gamme parvient à sortir un peu la tête de l’eau… mais sans toutefois retrouver l’éclat et l’allant d’antan.

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Il y a pourtant urgence à sauver le soldat iPad, alors qu’Apple est à la recherche d’un relais de croissance à l’iPhone. Le smartphone représente toujours plus des deux-tiers de l’activité du constructeur, mais cette bonne fortune ne continuera pas indéfiniment. Pour la première fois depuis 2003, les ventes d’Apple vont baisser au premier trimestre 2016, d’après les prévisions du constructeur ; il faudra s’attendre à des chiffres décevants pour l’iPhone, sur un marché de renouvellement et non plus d’acquisition (lire : Résultats Apple T1 2016 : un trimestre record, mais contrasté).

Même si l’Apple Watch a largement contribué à la hausse du chiffre d’affaires de la catégorie « Autres produits », cette ligne comptable fourre-tout ne représente « que » 4,5 milliards d’euros. Bien des entreprises aimeraient afficher un tel chiffre d’affaires, mais pour Apple, il représente dix fois moins que les ventes d’iPhone (51 milliards) : la montre ne peut pas encore prétendre prendre la roue du smartphone, ce d’autant qu’il ne s’agit encore que d’un accessoire de l’iPhone.

Penser l'après iPhone

Dans sa gamme de produits mobiles sous iOS, on ne voit guère que l’iPad qui puisse faire office de courroie de transmission entre l’iPhone et un ou plusieurs appareil(s) qui sauront puiser dans une nouvelle source de croissance pour Apple. Malheureusement pour la Pomme, les consommateurs boudent ce produit, malgré d’évidentes qualités qui sont peut-être mal « vendues » par le constructeur.

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L’iPad a quelques arguments à faire valoir, le premier étant… son prix. C’est en effet le seul produit dont les tarifs n’ont pas bougé d’un iota, malgré les hausses de prix assez spectaculaires du printemps dernier. Et on sait qu’Apple ne craint jamais d’augmenter ses prix, jusqu’à l’absurde (l’adaptateur USB-C vers USB qui coûte 4 euros plus cher…). Mais sur l’iPad, rien. L’iPad Air 2 est à 499 € depuis son lancement en octobre 2014, l’iPad Air et le mini 4 coûtent 399 €, ce qui à l’échelle des produits d’Apple, présente un rapport qualité/prix imbattable (et le refurb est encore plus intéressant).

Les derniers modèles des tablettes bénéficient également des meilleures technologies d’Apple : bouton d’accueil Touch ID, écran laminé avec traitement antireflet, finesse (mais sans sacrifier plus que de raison l’autonomie), processeurs performants (A8 et A8X), 2 Go de RAM… Il y a certes des points qui peuvent être à revoir (Touch ID paraît bien lent une fois habitué à l’iPhone 6s), mais ce ne sont que des détails qui n’entravent pas réellement la facilité d’utilisation et une expérience au top niveau.

Les iPad bénéficient aussi d’un fort soutien des développeurs. Sur 1,5 million d’applications disponibles sur l’App Store, plus de la moitié ont été optimisées pour un usage sur grand écran. Certes, la quantité ne fait pas nécessairement la qualité (loin de là), mais il est bon d’avoir le choix. Et il y a fort à parier que quel que soit votre activité, vous trouverez deux ou trois applications qui correspondent à vos besoins. Sans oublier les jeux…

Prix serrés, performances de premier plan, expérience utilisateur sans équivalent, boutique d’applications fournie… Sur le papier, l’iPad a tout pour séduire. Oui mais voilà, Apple a perdu la martingale qui faisait s’envoler les tablettes dans les rayons de ses magasins. Que s’est-il passé ?

Le problème du positionnement

Apple n’a aucun problème à voir ses produits se cannibaliser entre eux. Après tout, cela reste dans la famille. Mais le lancement de l’iPhone 6 et surtout du 6 Plus en 2014 a contribué au ralentissement des ventes de la tablette : la phablette de 5,5 pouces offre suffisamment d’espace pour à peu près tous les usages. Certes, on est plus à l’aise sur un écran de 7,9 pouces et a fortiori sur un 9,7 pouces. Mais avoir sous la main un iPhone 6 Plus (ou 6s Plus) et sous le bras un iPad a beaucoup moins de sens qu’à l’époque où la taille des smartphone se limitait à 4 pouces.

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Sur le graphique ci-dessus, l’impact du lancement des iPhone 6 et 6 Plus est net. D’ailleurs, au dernier trimestre 2014, le volume d’iPad vendus (21,4 millions) marquait une première inflexion par rapport aux mêmes trimestres de 2012 (22,8 millions) et 2013 (26 millions). Depuis le pic de 2013, les ventes de tablettes ont plongé de 40%.

L’iPad Pro et son écran géant de 12,9 pouces a de larges épaules, mais il n’a sans doute pas été conçu pour apporter une réponse à la cannibalisation des tablettes par les smartphones. Même si cela peut paraître réducteur, la grande ardoise répond d’abord et avant tout à des besoins de niche, ceux des graphistes et dessinateurs suffisamment fortunés pour s’offrir une tablette graphique à 1 000 €. Il y a certes des usages bureautiques intéressants, et avec sa dalle et ses quatre haut-parleurs, l’iPad Pro constitue un choix d’exception pour lire et consulter du contenu… mais n’est-ce pas un peu surdimensionné ?

Avec l’iPad Pro, Apple a répondu à une demande. D’après IDC, la grande tablette aurait séduit 2 millions d’acheteurs au dernier trimestre 2015, plus que de Surface Pro (1,6 million). Il est impossible de dire si le produit va poursuivre sur cette lancée, car on peut penser que ceux qui avaient un intérêt dans l’iPad Pro ont déjà vidé leur tirelire.

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Évidemment, d’autres facteurs interviennent dans le recul des ventes d’iPad. Un plafond de verre a été atteint et le paysage s’est rapidement mué en marché de renouvellement — or, qui a vraiment besoin de changer d’iPad tous les ans ? Comme on l’a vu, les tablettes sont désormais suffisamment puissantes pour tenir le choc. L’exemple de l’iPad Air 2 est à cet égard éloquent : lancée en octobre 2014, cette génération a encore une marge de progression impressionnante. Pourquoi remplacer ce qui fonctionne encore très bien ?

Pourtant, deux ans après son lancement, l’iPad Air est bon pour un renouvellement matériel : Apple vit de la vente de ses produits, et si le chiffre d’affaires des tablettes a fortement piqué du nez en fin d’année dernière, c’est aussi à cause de l’absence de nouveautés pour ce modèle. Les rumeurs vont bon train, mais il s’en dégage un portrait-robot assez convaincant : l’iPad Air 3 pourrait bien être un iPad Pro « mini ».

Un schéma de ce qui pourrait être l’iPad Air 3 — Cliquer pour agrandir

On devrait ainsi retrouver dans ce nouvel iPad les quatre haut-parleurs de la déclinaison Pro, tout comme le port Smart Connector. En allant un peu plus loin, on peut même parier sur la prise en charge de l’Apple Pencil, ce qui ferait de cette tablette un bloc-notes tout à fait compétent. Un tel iPad Air 3 pourrait bien rendre jaloux bien des possesseurs d’iPad Pro ! On en revient à la cannibalisation…

Mais il reste encore à découvrir le prix de cette nouvelle génération et de ses déclinaisons : Apple va-t-elle reprendre la même structure que pour l’iPad Pro ? Avec deux versions Wi-Fi (32 Go et 128 Go) et une seule mouture Wi-Fi + cellular (128 Go), la grille tarifaire de ces tablettes n’aurait plus rien à voir avec la précédente. Et on peut gager que le constructeur en profitera pour revoir les prix à la hausse, après avoir rogné sur sa marge pour éviter des hausses inconsidérées dans les pays hors dollar.

iOS, le problème et la solution

L’iPad n’est pas qu’un grand iPhone. On peut certes y consulter ses notifications, envoyer des mails et des messages texte, jeter un œil sur internet. Mais c’est aussi un outil créatif et productif… du moins, c’est le message qu’Apple voudrait faire passer. La tablette est en bonne place dans les produits Apple qui permettent de dessiner (la campagne Lancez-vous à la une sur le site d’Apple), et le constructeur a émaillé ces deux dernières années de publicités et de démonstrations des capacités créatives de sa tablette.

Apple a besoin de différencier plus encore l’iOS de l’iPhone, de l’iOS pour iPad. Avec la version 9, de sérieuses améliorations ont été apportées au système d’exploitation de la tablette, qui permettent d’afficher deux apps simultanément, ou encore de placer une vidéo en vignette (le mode Picture in picture).

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C’est un bon début, mais il faut maintenant transformer l’essai : si l’iPad doit être considéré comme un ordinateur (avec le rythme de renouvellement qui va avec), alors il faut y intégrer la prise en charge de sessions multiples. La bêta 2 d’iOS 9.3 apporte un support partiel de cette fonction, uniquement dans le cadre scolaire pour le moment, mais ce n'est pas innocent : Apple doit faire la preuve que l'iPad a toute sa place dans les écoles. Aux États-Unis, les autorités scolaires ont préféré jusqu'à présent les Chromebook, moins chers et qui comportent un clavier, ce qui est souvent un impératif dans les appels d'offres (lire : Chromebook dans l'éducation : de simples machines pour passer des examens, selon Tim Cook).

En entreprises (où Apple s’implique tout particulièrement avec son partenaire IBM), mais aussi à la maison où l’iPad est à la disposition de tous sur la table basse du salon, chacun devrait pouvoir accéder à son propre espace sans interférer avec ceux des autres.

L’iPad est aussi un outil productif, du moins c’est ce qu’Apple s’évertue à faire rentrer dans les têtes. Qui dit productivité, dit aussi gestion de documents. Si l’application iCloud Drive est un premier pas bienvenu, il ne peut être que partiel : on n’est pas forcément sous la couverture d’un réseau sans fil, encore plus sur iPad (exception faite des modèles cellular, plus chers, et qui nécessitent un abonnement).

Alors oui, parler de Finder pour iPad est une vieille lune qui revient sans cesse. Beaucoup d’utilisateurs se sont résolus à utiliser les différents casiers en ligne et à jongler avec les caches de leurs applications de bureautique. Cette stratégie fonctionne, mais elle se révèle assez lourde au quotidien : un simple navigateur de fichiers stockés dans la mémoire de la tablette résoudrait bien des problèmes, en facilitant les transferts de documents d’un dossier à un autre, les changements de noms, la création de dossier, etc.

iCloud Drive a fait le plus difficile : c’est une passerelle vers le stockage iCloud évidemment, mais aussi vers les autres services de stockage. Il n’est pas difficile, ni interdit, d’imaginer une ouverture à l’espace interne de l’iPad.

D’autres fonctions pourraient faire leur apparition dans iOS 10, comme le support du glisser-déposer entre deux applications Split View, voire une plus grande souplesse dans la gestion des fenêtres d’apps dans ce mode d’affichage. On ne demande pas une interface aussi souple que sur Mac, comme le développeur Steve Troughton-Smith l’avait imaginé en fin d’année dernière… Cela n’aurait pas beaucoup de sens, mais à tout le moins on apprécierait de positionner plus que deux applications à l’écran — en particulier sur l’iPad Pro.

Toutes ces fonctions n’ont pas vocation à apparaitre aussi sur l’iPhone, dont la taille de l’écran limite forcément les facéties. En les réservant au seul iPad, Apple offrirait à ses tablettes une longueur d’avance en termes de productivité et de souplesse (comme l’est déjà Slide Over/Split View). En somme, cela équivaudrait à rapprocher l’iPad du Mac, chaque famille de produits conservant ses atouts.

Nokton CC BY-NC — Cliquer pour agrandir

Avec le support des claviers sans fil, qui s’est d’ailleurs encore amélioré avec la dernière bêta d’iOS 9.3, Apple semble d’ailleurs sur ce chemin (lire : iOS 9.3 améliore Spotlight avec les claviers externes). Android accepte en plus les souris, mais il n’est pas sûr qu’Apple veuille suivre son principal concurrent aussi loin !

Comment s’en sortir ?

Avec un iPad mini 4 et un iPad Pro sortis à l’automne dernier, et un iPad Air 3 qui devrait être présenté mi-mars, la gamme de tablettes d’Apple sera renouvelée et plus séduisante que jamais (si Apple ne frappe pas trop fort sur le clou tarifaire pour le nouvel Air). Il faut aussi et surtout qu’Apple investisse sérieusement dans le logiciel.

iOS 10, dont on aura quelques nouvelles durant la WWDC, devra démontrer l’engagement du constructeur envers sa famille d’iPad. Tim Cook, dont on sent toute l’affection qu’il nourrit pour les tablettes, a visiblement pris la mesure du problème. Il n’est plus question de motoriser un iPad avec le même moteur logiciel qu’un iPhone.

C’était déjà clair avec les applications iOS les plus emblématiques de la Pomme : de GarageBand à Pages en passant par iMovie, les logiciels d’Apple se montrent plus puissants et plus complets sur les grands écrans. Et le constructeur ne cesse de pousser les développeurs à concevoir des apps enrichies pour l’iPad, avec d’éclatants succès comme Paper, Pixelmator ou djay Pro.

iOS lui-même doit évoluer, quitte, pourquoi pas, à créer une nouvelle plateforme (certains ont évoqué padOS) pour mettre en valeur les différences fondamentales entre les smartphones et les tablettes. Si l’Apple TV et l’Apple Watch partagent les mêmes bases logicielles, tvOS et watchOS sont adaptés à leurs produits respectifs. Il doit en être de même pour l’iPad… qui n’est pas un grand iPhone, donc.

L’iPad est-il condamné ? Évidemment non. Les utilisateurs qui ont craqué pour une tablette sont, dans leur vaste majorité, très attachés au produit. Mais surtout, Apple en a besoin. Les tablettes ne seront sans doute pas le « produit miracle » capable de prendre le relais de l’iPhone dans le chiffre d’affaires du constructeur, même si elles ont pu donner cette impression dans les années fastes.

Mais pour la bonne santé de la Pomme, un mix de produits sachant se vendre de manière respectable est nécessaire : le Mac et l’iPad donc, mais aussi le nouvel Apple TV et l’Apple Watch. Ces deux derniers appareils sont encore jeunes et ils ont une belle marge de progression devant eux (même s’ils souffrent de problèmes qui leur sont propres).

Quant à l’iPad, il ne tient qu’à Apple d’y croire encore et de mettre le paquet pour convaincre de sa plus-value dans un monde submergé de smartphones.

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