La crise selon The Pfeiffer Report

Christophe Laporte |

Pas une semaine, une journée peut-être même, sans qu'on parle dans les médias de la crise de l'industrie de la musique. Et on est peut-être pas près d'en voir le bout. La semaine dernière, The Pfeiffer Report publiait un rapport passionnant sur l'évolution de ce secteur. Mal en point depuis des années, la sortie de crise ne se profile toujours pas selon son instigateur, Andreas Pfeiffer, qui fut longtemps rédacteur en chef de SVM Mac.

- Plus qu'un Internet, le CD n'est-il finalement pas l'origine de tous les maux pour l'industrie du disque ? La lecture du rapport donne l'impression que les majors ont exploité un filon, qu'elles ont pressé le citron au maximum tout en ignorant les mutations technologiques.

Il est évident que de ne regarder les baisses de ventes de CD uniquement par la lorgnette du partage illicite, c'est passer à côté des problèmes fondamentaux qu'affronte l'industrie du disque, et ces problèmes sont autant liés à la popularité de sites comme MySpace ou YouTube qu'au remplacement des CD par des fichiers numériques. De toutes les manières, le CD audio est aujourd'hui un produit en déphasage total avec notre pratique de la musique, et de nos habitudes de consommation. Mais cela ne veut pas dire que désormais nous n'aurons plus besoin que de fichiers téléchargés. Pour faire simpliste, l'avenir n'est pas numérique, mais post-numérique (voir à ce sujet cette étude ).

- Peut-on imputer aux majors des politiques éditoriales peu ambitieuses ?

Il est clair aujourd'hui qu'il faut réinventer le commerce de la musique. Dans les années soixante, l'album vinyle était la manifestation la plus importante de la musique: on se souvient des objets autant que de la musique (la fameuse pochette Banane de Warhol pour Velvet Underground, Magical Mystery Tour ou l'album blanc des Beatles). Par rapport à cette culture, le CD a toujours été une régression sur le plan formel et physique, malgré ses côtés pratiques. Il s'agit donc de repenser les supports physiques pour la musique (bien sûr que nous en avons encore besoin, quoique moins qu'avant) mais aussi la boutique. Difficile de faire plus austère qu'un magasin de CD. Par comparaison, les libraires semblent bien plus accueillantes, et donnent envie de découvrir et d'acheter.

- Concernant l'état de santé des disquaires, un seul l'année dernière sortait son épingle du jeu. Il s'agit d'Harmonia Mundi. Est-ce un exemple à suivre selon vous qui préconisez de repenser les magasins de musique ?

D'une manière générale, je crois que les ventes de CD baisseront encore pendant un temps. Le grand public est encore trop sous le choc des aspects pratiques du téléchargement pour en voir les limites. De toutes les manières, le téléchargement restera comme mode de distribution principal. Mais cela ne veut pas dire que nous n'ayons plus besoin de représentation matérielle de la musique.

- Êtes vous surpris que ce soit Apple la société qui a réussi jusqu'à un certain point à populariser les DRM, fasse à ce point machine arrière ?

Au contraire. Sans FairPlay, Apple n'aurait pas eu l'accord des maisons des disques, c'était un point de passage obligé. Par ailleurs, le tour de force d'Apple est d'avoir su allier protection et confort d'utilisation. Apple est aussi la première société dans cette industrie qui a compris que nous avons envie de posséder pleinement ce que nous achetons, même s'il s'agit d'un fichier numérique.

C'est au bout de quelques années d'expérience et de succès phénoménal qu'Apple peut se faire le porte-parole d'un mouvement par ailleurs très vif sur le net. De toutes les manières historiquement, les protections type DRM n'ont jamais marché. Si une société est plus préoccupée par la malhonnêteté potentielle d'un client que par le désir de bien servir un client honnête, il y a un problème profond (voir à ce sujet cette étude postée il y a plus de six ans sur notre site)

- N'y a-t-il pas cependant un avenir pour les services par abonnement à la Napster ? Finalement, c'est ce qui se rapproche le plus du P2P, qui est devenu l'outil par excellence pour les plus jeunes pour "consommer de la musique" ?

Excellente question, et je ne crois pas qu'on connaisse la réponse… Pour l'instant la demande n'est pas très forte.

Personnellement je ne vois pas la formule d'abonnement décoller très vite. Cela transformerait la consommation de musique profondément. La formule abonnement est plus adapté à des contenus qui passent en permanence, genre télé. Notre rapport à la musique est beaucoup plus direct et intime. Quand une musique nous plaît, nous avons envie de nous approprier.

Nous ne consommons pas la musique comme la télévision. De plus, pour beaucoup de jeunes, ce ne sont pas eux qui payent l'abonnement au câble/satellite : ils perçoivent donc la télé essentiellement comme gratuite.

- Ne pensez-vous pas que les disquaires en ligne ont encore de gros progrès à faire ? (Impossibilité d'écouter un album en entier, peu de contenu éditorial, contenu trop statique…).

Évidemment ! La plupart d'entre eux offrent vraiment le service minimum, bien moins agréable qu'iTunes. Il serait d'ailleurs intéressant de voir ce qui se passerait si Apple commençait à proposer des bundles téléchargement + CD. Je suis certain qu'on ira vers des solutions de ce type, qu'on rencontre déjà dans la distribution des softs.

- Depuis le début de la décennie, on a l'impression qu'Apple a un peu près tout juste aussi bien sur le front des lecteurs que sur celui des disquaires. Partagez-vous ce sentiment ? Avez-vous un début d'explication ? D'où peut venir le danger selon vous pour Apple ?

Le succès d'Apple tient au fait que c'est une des rares sociétés qui a compris que nous n'achetons pas des fonctionnalités, mais une expérience utilisateur. (Voir aussi cette enquête ) Cela se reflète partout, y compris dans les recommandations pour les développeurs: Apple recommande dans sa documentation d'interface utilisateur pour Mac OS de se concentrer sur les 20 % des fonctionnalités essentielles pour 80% des utilisateurs, et non pas l'inverse. La simplicité d'emploi est une obsession chez Apple, et le public se rend compte de son effet sur les produits. Il est vrai que Steve Jobs a des instincts redoutablement efficaces en la matière, et qu'il a su créer une société qui partage ses obsessions.

Quant aux risques, j'en vois deux. Comme le disait Coco Chanel, "la mode c'est ce qui se démode." Maintenir l'iPod dans son état de grâce devient de plus en plus difficile quand on atteint une pénétration de marché comparable à celle de l'iPod. Pour citer un commentateur américain : "comment rester cool si un de vos clients est George W. Bush ?" Nous verrons quel impact aura l'iPhone: le potentiel de revigorer le monde des iPod est évident; seule inconnue à mon avis l'acceptation du public d'un écran tactile. L'absence de feedback physique est un frein énorme pour un appareil de ce type, et peut freiner l'adoption.

L'autre risque que je vois pour Apple est l'extrême fragmentation du marche du "home entertainment": rallier ce marché de la même manière que le marché de la musique sera évidemment beaucoup plus difficile, et ne pourra se faire qu'à travers une évolution graduelle. Pour l'instant je crois qu'Apple a bien positionné ses pions, mais c'est beaucoup trop tôt pour voir de quelle manière ce marché sera structuré dans quelques années.

- Cela fait quelque temps qu'on évoque la possibilité que le lecteur MP3 remplace le support. Que l'album d'un artiste soit inclus dans un lecteur à ses couleurs ? N'est-ce pas là le meilleur des deux mondes ?

Je n'y crois pas vraiment. Le lecteur spécifique est un gadget pour fans acharnés, et se vendra comme produit de niche. On a trop habitude de nos appareils - l'identification avec l'iPod est énorme, je vois mal quelqu'un de changer de lecteur pour un disque

- Combien de temps la crise va-t-elle durer à votre avis ? Selon vous, va-t-on dans les prochaines années assister à pareille crise dans l'industrie de la vidéo ?

Je crois que le monde de la musique va se ressaisir, mais pas tout de suite. Il est difficile de se défaire des processus de fabrication et de distribution aussi fortement implantés. Par contre, je suis certain que le futur n'est pas tout numérique, mais que nous allons vers un maillage très fin et très performant de différents types de médias et de supports. Cela se voit déjà dans certains secteurs, comme la presse quotidienne.

Quant à la vidéo, je ne suis pas convaincu que la distribution numérique à la demande prenne autant d'ampleur que l'on veut bien nous le faire croire. La télévision a sa place dans notre vie, tout comme YouTube et les DVD. Notre utilisation de films est foncièrement différente de l'usage de la musique. Quand nous aimons un album, nous avons envie de l'emporter avec nous. Pour un audiophile, avoir toute sa collection sur un petit appareil est le rêve, et c'est bien cela qui a fait le succès de l'iPod, et ce qui est en train de révolutionner la musique.

Les films, c'est différent: nous allons regarder un film que nous aimons une fois, de préférence en compagnie de quelques amis ou en la famille, puis nous n'en aurons plus besoin pendant un certain temps. Par contre, nous allons collectionner les films, comme nous collectionnons les livres, et les DVD exploitent à fond cette tendance. En d'autres termes, avec le DVD nous avons un rapport plus physique qu'avec un CD, qui en général n'est plus ouvert une fois qu'on a copié la musique sur notre disque dur.

Ce qui est important dans l'analyse de l'usage des médias, c'est de comprendre l'ensemble des aspects d'un objet : un livre est bien plus que la somme des mots enregistrés sous forme numérique. Le CD, par contre nous apporte très peu. Le DVD est entre les deux.

Pour terminer, je crois que le consommateur de l'avenir ne se posera pas la question du format, mais prendra la forme et le support le plus pratique pour un usage donné.

avatar solea | 
Une autre raison simple au fait que le marché du DVD ne s'affaisse pas : Les prix des dvd (pour nombre d'entre eux) évoluent avec le temps, et le produit connaît des chutes de prix. il m'arrive souvent d'acheter un DVD à 5 euros, puis ayant été complètement conquis, me décide à acheter la suite plen pot lorsqu'elle sort, ou d'autres film du même auteur, ou d'autres films sur le même thème etc. Au final, j'ai peut-être acheté un seul dvd à 5 euros, mais j'en ai acheté trois autres à 20 euros. Alors que mis à part les mega compil' tuning 1998 super beat feat. DJ Noise, les CD baissent rarement de prix. Alors comment faire pour découvrir de la musique ? on la télécharge. Et c'est là que l'iTMS a trouvé la "faille" et tire son succès, c'est qu'on peut découvrir un morceau en qualité CD (ou presque) pour moins d'un euro, à la limite gratuitement on a trente secondes d'extrait. J'ai plusieurs fois énoncé le problème du support physique, qui autrefois valorisait la musique, le vinyle était un objet de valeur et de collection, que l'on accrochait au mur, que l'on disposait un peu partout. Aujourd'hui on se retrouve avec un boîtier bon marché en plastique, le même que pour installer un logiciel pour imprimer des stickers en forme d'étoiles édité par MicroApplication. Le genre de boîtier qui en plus défonce votre CD car la plupart du temps il reste collé au centre. le genre de boîtier qui se pète dès qu'on l'emmène chez des potes. Aujourd'hui, il n'y a guère que le livret de 8 pages format timbre-poste qui différencie un CD gravé d'un original (et la qualité, pour ceux qui ont le matériel et les oreilles pour l'entendre - mais ces gens-là ne piratent pas). Et puis ça me rappelle un commentaire que j'ai lu plusieurs fois ici, et qui est, il me semble, apparu dans les citations. Si l'on vend moins de voiture un mois sur l'autre, ce n'est pas nécessairement parce que l'on préfère télécharger les voitures.
avatar Spock | 
Bonjour Je pense également que les majors oublient un fait important dans la baisse de vente des cds.. Le 'nouveau' support CD a IMPOSE de renouveller totalement sa discotheque personnelle.... Eh oui je suis vieux 42 ans et lors de la sortie des lecteurs de cd, j'ai du racheter en cd la majorité de mes vynils car tenter de trouver une platine vynil à un prix acceptable... Actuellement l'achat de cd n'est que pour les ajouts et non le renouvellement complet de sa collection musicale.

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