Les enceintes domestiques sans assistant sont vouées à disparaître

Florian Innocente |

En faisant de HomePod une enceinte avec un assistant avant d'être un assistant dans une enceinte, Apple a peut-être déçu ceux qui espéraient un concurrent plus franc aux solutions d'Amazon (Echo) et de Google (Home). Pourtant ce positionnement sur la musique est parfaitement dans l'air du temps, c'est l'un des concurrents d'Apple qui le dit.

Cette stratégie qui privilégie Apple Music donne le sentiment que la Pomme préfère jouer en défense plutôt qu'en attaque, comme si elle n'était pas suffisamment sûre des chances de Siri de s'imposer (lire Apple met parfois des bâtons dans les roues de Siri).

Il y a peut-être une part de vrai dans cette hypothèse. Il n'en reste pas moins qu'il y a une réalité du marché devant laquelle Apple a des atouts à faire valoir : celui de la musique à la maison. On ne parle pas de chaînes Hi-Fi classiques, mais de ces enceintes Bluetooth qui sont devenues monnaie courante et que l'on trouve chez toutes les marques, à tous les prix. Sans oublier un pionnier comme Sonos, avec son système Wi-Fi propriétaire. Le choix est abondant, mais pour ceux de ces produits qui ont vocation à rester à la maison, parce que dépourvus de batterie — les enceintes connectées domestiques — il leur manque une forme d'intelligence.

« À ce stade du mariage entre la technologie d'activation vocale et la musique, je peux vous dire que ça marche déjà fort. L'immense espace de croissance à venir pour l'industrie musicale, c'est le domicile ». Ce n'est pas Tim Cook qui fait l'éloge de sa nouvelle enceinte mais Jeff Bezos, dans une interview à Billboard en janvier dernier. Le journaliste demandait au patron d'Amazon si l'assistant Alexa de l'enceinte Amazon Echo pouvait réellement contribuer à changer les habitudes d'écoute à la maison.

Steve Boom, le responsable des activités musicales d'Amazon abondait « Nous sommes particulièrement optimistes pour l'avenir, je pense qu'on est à la veille de ce que j'appellerai l'Âge d'or [de l'industrie musicale] ». Une appréciation « à long terme » qui s'appuie sur la certitude de ces deux hommes que les assistants intégrés aux enceintes vont augmenter le temps passé à écouter de la musique, partout dans son foyer.

Ils ne sont pas les seuls. Dans le même article, Ole Obermann, chef des activités numériques de Warner Music, se disait emballé par les premiers retours sur l'utilisation de ces enceintes intelligentes « On n'en est qu'au tout début, mais les chiffres qui rendent compte du temps passé par les gens avec ces produits sont très, très bons ».

HomePod et Echo Cliquer pour agrandir

Lors de la WWDC, Tim Cook était à l'unisson de son homologue d'Amazon et rappelait le précédent de l'iPod, fossoyeurs des baladeurs traditionnels, pour annoncer que « HomePod [va] réinventer la manière dont nous profitons de la musique sans fil à la maison ». Dans sa présentation de HomePod, Phil Schiller insistait sur les optimisations effectuées pour que Siri gère au mieux les requêtes des utilisateurs dans le champ de la musique.

Lorsqu'on demande à Steve Boom comment Alexa peut modifier notre rapport à la musique, la réponse va dans le même sens de ce que disait Schiller sur scène pour Siri :

Vous n'êtes pas limité par la technologie, vous ne l'êtes que par votre imagination, lorsque vous parlez à Alexa, vous lui demandez de la musique d'une manière qu'il serait difficile de reproduire dans une application visuelle.

Nous avons vu un couple de clients demander de la musique en fonction de leur humeur. Du style, "Hé, tu peux me jouer de la musique joyeuse ?", "Ou une musique triste ?" Des gens allaient plus loin, comme "Peux-tu me jouer de la musique Country triste des années 90 ?"

Maintenant, essayez d'imaginer la même chose dans une application, je pense que personne ne procèderait de cette manière. On ferait "Ok, je veux écouter du U2 des années 80, alors je vais taper U2 et aller à la page d'artiste de U2" Après, quels sont les albums qui datent des années 80 ? "Ok, je vais créer une nouvelle playlist et y glisser les chansons…" Cinq minutes plus tard, vous écoutez de la musique. Mais là [avec Alexa] c'est cinq secondes.

Des enceintes sophistiquées pour des choses simples

Amazon se doutait que son assistant domestique serait sollicité pour la musique, mais pas dans de telles proportions, dit Bezos « Ça a dépassé nos prévisions les plus optimistes ». Alexa dispose potentiellement de milliers et de milliers de compétences apportées par les développeurs tiers qui fabriquent des modules. Sur ce point aussi Apple fait profil plus bas avec une dizaine de catégories seulement d'applications utilisables avec Siri.

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Mais face à ce déferlement de possibilités côté Amazon, les clients d'Echo s'en tiennent à des tâches finalement banales. « Alexa a pour première ambition d'identifier des tâches dans la maison qui peuvent être améliorées par la voix. La musique en est une. Une autre est la domotique » disait Bezos avant de donner quelques exemples du même tonneau que ceux de Schiller cette semaine lorsqu'il décrivait l'intégration prévue pour HomePod avec HomeKit.

Une étude de la fin 2016, réalisée auprès d'un petit échantillon d'utilisateurs d'Echo (180 personnes), montrait que les actions les plus courantes demandées à Alexa étaient de régler un minuteur et de jouer un morceau (à plus de 80 %) puis à niveau égal (un peu plus de 60 %) de lire les grands titres de l'actualité, de régler une alarme, de demander l'heure, de réclamer une blague…

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Le shopping n'arrivait qu'en huitième position (45 %). Bezos l'a confirmé dans son interview, à part pour demander à refaire un stock de produits que l'on achète tout le temps, ces assistants sans écran ne sont pas adaptés pour les courses (à la fin du mois Amazon va lancer Echo Show, une version avec écran tactile de son assistant qui met encore et toujours la musique en avant-plan ainsi que que les appels vidéos).

Toutes ces demandes qui ont la faveur des utilisateurs d'Echo sont couvertes par les 14 catégories qu'Apple a privilégiées pour Siri sur HomePod. Autrement dit, fidèle à ses habitudes, Apple a préféré répondre à l'essentiel des scénarios d'usages qui vont intéresser les gens plutôt que d'aller s'aventurer trop loin de la plage : musique et domotique sont les deux mamelles du HomePod.

En théorie, la Pomme a quasiment toutes les cartes en main pour se faire une bonne place sur ce marché : elle possède un service de musique, elle a les compétences logicielles et matérielles pour concevoir des enceintes et les doter de son propre assistant intelligent. Celui-ci est présent sur bien plus d'appareils et de marchés que n'importe quel autre de ses concurrents (HomePod sortira d'abord dans trois pays anglophones toutefois). Elle dispose aussi d'un écosystème énorme et une forte puissance marketing. Et puis chaque produit peut se nourrir de l'autre, pour le plus grand bénéfice du chiffre d'affaires d'Apple : vous avez Apple Music ? Alors vous pouvez être tenté par un HomePod. Vous avez un HomePod ? Alors pourquoi pas des appareils HomeKit (ou inversement) ? Etc.

Ciel nuageux pour les enceintes sans assistant

HomePod est à la fois une opportunité et un défi pour les fabricants d'enceintes domestiques plus ou moins connectées (au sens le plus basique du Bluetooth). Une opportunité car Amazon, Apple ou Google vont aider à populariser ces produits. C'est toujours ce que disent leurs concurrents : lorsqu'un géant entre sur leur marché, ils peuvent se glisser dans son sillage pour gagner en visibilité et toucher plus de clients.

C'est aussi un défi car ces géants de l'informatique et du commerce sont les seuls à disposer d'intelligences artificielles pointues, fruits de lourds investissements consentis sur plusieurs années. Aujourd'hui il est devenu banal d'avoir une enceinte Bluetooth à la maison. Qu'elle soit signée Logitech, Bose, JBL ou Sony, tout le monde sait en faire et dans toutes les gammes de prix. C'est une autre paire de manches lorsqu'il va falloir se frotter à des enceintes sans-fil et intelligentes.

Sonos a bien compris le danger qui se profile. La marque est le symbole par excellence de l'audio domestique connecté. Cependant savoir envoyer de la musique depuis une bonne enceinte ne suffira plus. L'américain s'est tourné l'an dernier vers Amazon pour ajouter Alexa à ses systèmes.

Il était impossible pour Sonos de créer sa propre solution d'IA mais impérieux pour lui trouver une solution rapide « La voix représente un changement majeur pour nous, nous allons donc y investir ce qu'il faut pour l'amener sur le marché d'une manière formidable » écrivait le patron de l'entreprise il y a un an, en prélude à une future annonce de partenariat avec Amazon d'un côté et Spotify de l'autre.

Aujourd'hui Sonos a d'autant plus la pression qu'Apple positionne son HomePod frontalement à l'un de ses produits, le Play:3. Ils ont des points communs : une enceinte à poser dans la cuisine ou la pièce de vie, une connexion par Wi-Fi et la possibilité d'en associer plusieurs. Même les tarifs sont proches : 349 $ pour HomePod et 299 $ pour la Play:3.

Lorsqu'on regarde le catalogue de Sonos, on se demande si le HomePod n'est pas amené à avoir un petit frère et un grand frère à l'avenir. Les Play:1 et Play:5 coûtent respectivement 199 $ et 499 $. Une famille à prix variés qui ne serait pas pour déplaire à ceux qui voudront plus tard remplir leur maison de HomePod (avec AirPlay 2 montré cette semaine, le multi-room devient une réalité chez Apple).

Sur la question des gammes, Apple a un autre atout en main avec Beats. Lorsqu'elle a sorti ses AirPods, Beats l'a accompagnée avec trois écouteurs et un casque très différents, tous équipés de la nouvelle puce W1 qui les distinguaient de leurs concurrents. Apple et Beats peuvent surfer sur cette synergie pour s'adresser à différents profils de clients, avec plusieurs paliers tarifaires et de multiples designs pour ceux qui trouvent celui d'Apple trop austère.

Sonos Play:3

Il est encore tôt pour préjuger du succès qu'aura le HomePod, Apple a été économe de ses démonstrations pendant la WWDC. Tout de même, le fait qu'elle arrive avec ce produit, après tous ceux qui ont essuyé les plâtres, montre qu'elle a réfléchi à son affaire et qu'elle applique sa méthode de toujours : observer, évaluer et y aller. Elle a fait des choix qui détourneront des clients : c'est une enceinte sédentaire sans batterie, sans Bluetooth, pas d'entrée audio, l'ouverture aux services de streaming concurrents est assurée a minima et le prix supérieur à celui de la concurrence. Mais tout ça est classique en ce qui la concerne, Sonos coche d'ailleurs certaines de ces cases et ça ne l'a pas desservi.

À l'horizon de deux à trois ans, la question qui risque de se poser est de savoir si l'on voudra encore d'une enceinte domestique dépourvue d'un assistant, intégré à un puissant écosystème logiciel et matériel. Apple, à la suite d'Amazon, vient de donner sa réponse.

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