iPad Pro : vraiment productif ?

Mickaël Bazoge |

Avec l’iPad Pro, Apple reste fidèle à une feuille de route dont l’issue pourrait bien être l'avènement du premier Mac sous processeur ARM (lire : L’iPad Pro entrouvre les portes d’un Mac sans Intel). Mais malgré les benchmarks flatteurs et les 4 Go de RAM, l’iPad Pro n’est pas encore un tueur de MacBook. Si la puissance est effectivement là, iOS n’est toujours pas OS X, loin s’en faut. La forme actuelle n’est peut-être pas idéale, les usages se limitent sans doute à quelques professions ciblées (les architectes, les graphistes).

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Mais la tablette très grand format n’en représente pas moins un nouveau jalon stratégique dans le renouveau d’Apple sur le marché des professionnels, où les questions d’argent se posent de manière un peu moins aiguë que chez le grand public (il est plus facile pour une société d'acheter des produits en volume). Le constructeur met certes en avant la consultation de contenus (vidéos, musique avec les quatre haut-parleurs), ou encore les jeux vidéo… mais la cible, c’est la productivité, encore plus qu’avec l’iPad Air pour lequel Apple n’a cessé de vanter les possibilités créatives.

Grand écran pour grand dessein

Un grand écran, pour quoi faire ? Au-delà de la liste de caractéristiques impressionnantes (12,9 pouces, 2 732 x 2 048, 5,6 millions de pixels, bien plus que le MacBook Retina), l’iPad Pro se présente comme un outil productif à destination d’utilisateurs qui au quotidien, ont besoin d’une grande dalle pour travailler.

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On pense d’instinct aux graphistes, aux dessinateurs, aux architectes ou aux pros de la 3D qui sauront apprécier le stylet, pardon, le « stylo » mis au point par Apple, censé apporter plus de précision. Le constructeur n’est pas avare de superlatifs pour tresser des lauriers à son Apple Pencil : réactivité fulgurante et latence réduite sont à même de séduire des utilisateurs pour qui ces arguments sont essentiels dans leur travail. Le prix demandé (99 $ tout de même) aurait pu laisser penser que le constructeur ait choisi un matériau noble pour le châssis de son stylet : Ars Technica nous apprend qu’il s’agit d’un simple plastique blanc, comme celui qui habillait les produits d’Apple il y a dix ans. S’il tient bien en main, la finition glossy peut lui conférer un aspect glissant.

Il faudra aussi voir les performances de ce stylet sur pièce, en dépassant l’argumentaire d’Apple : malgré toute la technologie injectée dans la reconnaissance du stylet, on reste sur une connexion Bluetooth. Cette technologie sans fil s’est amplement améliorée, c’est certain, mais ce n’est pas toujours aussi réactif et véloce que la technologie des digitizer Wacom, où des signaux électriques parcourent la surface de l’écran : c’est en perturbant cette nappe électrique que la pointe du stylet livre cette réactivité qui fait la réputation des produits de Wacom.

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D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si Microsoft et Samsung ont fait appel à la technologie Wacom pour équiper certains de leurs produits tactiles (la Surface Pro jusqu’à la version 2 pour le premier, les Galaxy Note pour le deuxième) : c’est l’une des meilleures du marché. Autre avantage : les stylets Wacom n’ont pas besoin d’être rechargés.

De son côté, Apple a imaginé un système tactile qui double la fréquence d’affichage afin de « capturer » un maximum de points par tracé. Des capteurs sont intégrés dans la pointe du Pencil afin d’assurer la précision la plus importante, pour une réactivité censée s’approcher le plus possible de l’expérience du papier. Apple annonce un rafraîchissement de 240 Hz pour la reconnaissance de l’emplacement du stylet (soit 4 millisecondes, ce qui est très peu), alors que ce taux était de 120 Hz avec l’iPad Air 2 : deux fois plus rapide donc, mais l’ajout du Bluetooth ne risque-t-il pas de provoquer toujours cette impression de retard quand le stylet « suit » le mouvement de la main ?

Difficile à dire. Les premiers testeurs présents ont pu, à l’image de David Pierce de Wired, s’extasier devant la fluidité du stylet et l’absence de latence. Il faudra toutefois passer le test de la réalité, en dehors des quelques minutes d’usage post-keynote de journalistes qui pour certains, ne sont pas forcément les mieux placés pour apprécier les performances d’un stylet.


Sur une charge, la batterie du Pencil offre au périphérique une autonomie de 12 heures de travail sans discontinuer, ou encore de 3 mois en veille avec une utilisation sporadique. La recharge se déroule en branchant le connecteur Lightning (protégé par un capuchon connecté magnétiquement) sur le port idoine de la tablette. Apple annonce pour l’occasion que 15 secondes de charge permettent au stylet de tenir 30 minutes. Une sorte de Quick Charge appliqué à un stylet en quelque sorte… en attendant que l’on retrouve le même type de technologie sur l’iPhone (lire : iPhone 6 : le talon d’Achille de la recharge de la batterie).

Que les dessinateurs et les graphistes fatigués se rassurent : Apple s’est arrangée pour que seule la pointe du stylet et les doigts posés à l’écran soient correctement interprétés. La paume de la main qui repose sur la dalle ne sera pas prise en compte, tout comme l’avant bras. Bon à savoir : la pointe de l’Apple Pencil devra être changée de temps en temps (sur un rythme de renouvellement qui s’approche de celui d’un stylo à bille), le constructeur fournissant un certain nombre de pointes de remplacement avec le stylet. Et l’on pourra en acheter de supplémentaires.

Le lourd dossier du stylet « Yurk » de Steve Jobs

Profitons de l’occasion pour balayer définitivement un malentendu lié au stylet. De nombreux commentateurs ont pu faire des gorges chaudes de la présentation de l’Apple Pencil (on a même pu deviner les réactions narquoises dans la salle du Bill Graham Civic Auditorium). Il est vrai que Steve Jobs, lors de la présentation de l’iPhone en janvier 2007, avait lui même dit pis que pendre des stylets : « Qui veut d’un stylet ? Il faut le chercher, il faut le ranger, on le perd… Yuck ! Personne ne veut d’un stylet ».

Un enterrement de première classe pour un périphérique qui, il faut le reconnaitre, n’avait rien de très agréable — il fallait vraiment avoir épuisé toutes les alternatives pour utiliser un tel objet. Le lancement par Apple de son propre stylet a été accueilli par les sarcasmes et l’habituelle antienne selon laquelle Jobs se retourne dans sa tombe (combien de saltos dans le cercueil depuis quatre ans ?). Mais c’est oublier que Steve Jobs pouvait se dédire, affirmant bleu ce qui était rouge la veille. On retrouve d’ailleurs trace de brevets Apple concernant des stylets dès 2010, et sans doute avant (sans aller jusqu’au Newton).

Et n’oublions pas qu’à l’époque de la première génération de l’iPhone, les écrans résistifs étaient la norme, une technologie bien peu réactive et qui allait être balayée par l’écran capacitif introduit par l’iPhone. En 2007, l’argument de Steve Jobs avait d’autant plus de sens qu’utiliser un stylet sur le petit écran de 3,5 pouces peu défini du premier iPhone n’avait à peu près aucun intérêt : clairement, le doigt était le dispositif d’interaction le plus adapté.

Avec le lancement des écrans Retina puis de l’iPad et de sa dalle de 9,7 pouces, le stylet gagnait en pertinence. D’ailleurs, les fabricants n’ont pas attendu Apple et son Pencil pour lancer des stylets à l’usage de l’iPad. Samsung, avec le Galaxy Note, et Microsoft avec la Surface Pro ont remis ce périphérique au goût du jour et repopularisé ce type d’interaction, plus précis et productif en particulier pour des tâches spécifiques comme le graphisme ou la CAO. Ce n’était qu’une question de temps pour qu’Apple lance son propre outil, adapté à un nouveau genre de tablettes (lire : Pourquoi Apple doit se (re)mettre au stylet).

Microsoft avait raison

Très ironiquement, Microsoft a été invité sur la scène du keynote pour présenter Office sur l’iPad Pro, une version qui a longtemps été bien supérieure à celle proposée (pour un usage tactile) sur les tablettes sous Windows 8 ou 10. L’éditeur, suivi par Adobe, avait la lourde tâche de décliner l’intérêt productif de l’iPad Pro, que ce soit pour la bureautique ou le graphisme et la PAO.

Il y a trois ans, Joel Watson prophétisait déjà l’iPad Pro — Cliquer pour agrandir

Mais finalement, l’iPad Pro valide les choix effectués par Microsoft pour sa propre tablette Surface, tout particulièrement la déclinaison Pro équipée d’un stylet. Non seulement Apple a lancé son Pencil, mais encore la nouvelle tablette accueille aussi son propre clavier, les deux périphériques restant optionnels. Rappelons toutefois que le constructeur avait mis au point un dock-clavier lancé en même temps que la première génération d’iPad en 2011, qui se présentait aussi comme un produit à forte productivité ajoutée.

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Le Smart Keyboard emprunte cependant beaucoup aux Touch Cover et Type Cover de Microsoft. Surface intégrant sa propre béquille, les étuis/clavier de Microsoft n’ont pas de socle de maintien, mais ils servent eux aussi d’étuis de protection (les Smart Cover remplissent la même fonction depuis l’iPad 2). Microsoft a eu la bonne intuition et à force d’acharnement, la gamme de Surface, notamment la Pro, connait un rebond dans ses ventes avec quelques millions d’unités chaque année ; on verra ce qu’il en sera pour l’iPad Pro.

Apple a les reins au moins aussi solides que Microsoft pour imposer sa nouvelle tablette. Le constructeur de Cupertino compte aussi sur son partenariat avec IBM (et Cisco) pour pousser ce nouveau produit auprès des entreprises, qui auront moins de difficultés à signer les chèques au nom de l’Apple Store que le graphiste indépendant sans le sou.

« Je suppose qu'on pourrait concevoir une voiture qui vole et qui flotte, mais je ne suis pas sûr qu'elle ferait toutes ces choses correctement » : en 2012, Tim Cook rhabillait la Surface pour plusieurs hivers, lui reprochant notamment un système d’exploitation brouillon et peu adapté aux écrans tactiles. Depuis, un peu d’eau a coulé sous les ponts et avec Windows 10, les tablettes de Redmond ont pour elles un système d’exploitation qui se tient plutôt bien. Elles offrent en tout cas une plus grande polyvalence qu’avec iOS. iOS 9 comprend des fonctionnalités calibrées pour les grands écrans des tablettes, comme Split View, et la dalle de 12,9 pouces de l’iPad Pro permet d’afficher deux apps plein pot côte à côte.

Plusieurs fonctions « de bureau » restent plus productives : iCloud Drive ne remplace toujours pas le bon vieux Finder d’OS X. Et on n’a rien trouvé de mieux encore qu’une souris ou qu’un trackpad ; le problème ergonomique fondamental des PC tactiles sous Windows se pose aussi avec un iPad Pro : lever et approcher le bras pour tapoter sur un écran posé à la verticale devant soi n’est pas un mouvement naturel et provoque rapidement une fatigue. Sans oublier que tenir la tablette avec une main pour l’utiliser de l’autre se révèle aussi très vite fatigant, comme l’ont noté ceux qui ont pu essayer le produit après le keynote.

Le problème des apps

iOS est un système d’exploitation épatant, et avec la version 9, Apple a développé des fonctions spécifiquement dédiées à ses iPad. Mais le multi-tâches fenêtré (qui n’est pas sans rappeler celui de Windows), la fonction d’image dans l’image, ou encore les raccourcis clavier introduits avec iOS 9 ne seront pas suffisants pour transformer un système d’exploitation d’abord pensé pour la mobilité en puissant outil productif.

Apple y a évidemment songé. Notes, Mail, Garageband, iMovie… ces applications vont s’épanouir sur l’écran de 13 pouces de l’iPad Pro (Notes en particulier va donner son plein potentiel avec le Pencil). Au-delà de ces logiciels intégrés, Apple espère le soutien des éditeurs tiers.

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Il existe un risque non négligeable que les développeurs tiers, qui par définition ne possèdent pas les ressources quasi-infinies dont bénéficie Apple, n’aient ni le temps, ni l’argent ou encore la volonté d’optimiser leurs applications pour ce nouveau produit au positionnement incertain— ils sont par ailleurs déjà bien occupés par l’iPhone, l’Apple Watch, l’iPad mini et l’iPad Air, sans oublier demain l’Apple TV… Des terminaux qui, à l’exception de l’Apple TV (mais au vu de son prix, on peut parier sur un succès assez rapide), possèdent des bases d’utilisateurs suffisamment importantes pour amortir le développement d’apps.

Il reste évidemment les applications se destinant à la clientèle « naturelle » de l’iPad Pro : comme on l’a dit plus haut, les graphistes, les dessinateurs, les architectes, les pros de la CAO et de la 3D. D’ailleurs, c’est sans surprise qu’Adobe (monté sur la scène du special event), Autodesk ou FiftyThree (l’app de dessin Paper) ont annoncé des apps qui sauront tirer le meilleur profit de l’iPad Pro.

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Mais on peut s’attendre à quelques déceptions, au moins à moyen terme, provenant d’éditeurs aux moyens plus limités. C’est le cas pour Bohemian Coding, qui a indiqué que son excellent Sketch ne franchira pas le Rubicon vers iOS, et donc pas vers l’iPad Pro (lire : Design : pas de portage de Sketch prévu sur iPad Pro). Le problème soulevé par l’éditeur est simple : « Nous ne pouvons pas porter Sketch sur iPad si nous ne sommes pas sûrs du retour sur investissement ».

C’est bien là le nœud du problème que tous les développeurs peuvent comprendre. Le hiatus est parfaitement résumé par Ben Thompson, fondateur de Stratchery et ancien d’Apple et de Microsoft. En substance, il explique que la volonté d’Apple d’améliorer l’iPad (et, au passage, d’en relancer les ventes) est de lancer un nouvel iPad… alors que le constructeur serait mieux inspiré s’il améliorait cette plateforme pour les développeurs. Car en bout de course, ce sont bien les développeurs qui sont responsables de l’« expérience » iPad. Et si ces derniers estiment que le modèle économique mis en place par Apple n’est pas le plus durable et rentable qui soit, alors rien ne justifie le développement d’applications complexes.

Seuls les jeux (financés par des micro-paiements) ou des logiciels gratuits financés par la pub peuvent décemment faire vivre leurs auteurs. Où vont se nicher les applications professionnelles, inventives et productives qui permettront à l’iPad Pro de rencontrer son public et, si possible, aller au-delà ? Thompson liste les difficultés que rencontrent les développeurs : absence de démos, pas de mises à jour payantes, aucune communication possible entre les développeurs et leurs clients. Ces défauts et ces manques sont bien connus depuis longtemps, mais Apple ne donne pas l’impression de vouloir s’y atteler. Et pourtant, ce sont ces mécanismes qui font en grande partie le succès du Mac.

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Il existe bien un modèle économique alternatif, celui de l’abonnement tel que le pratiquent Adobe et Microsoft, mais tous les développeurs n’ont pas forcément les moyens et l’envie de mettre en place un tel système. Ces abonnements ne font pas nécessairement le bonheur des utilisateurs d’Office ou de la Creative Suite (et la rentabilité n’est pas toujours au bout du chemin nuageux).

Sur l’autoroute d’Apple

La métaphore est connue : Steve Jobs surnommait les PC (et par extension, les Mac) des « camions ». Si on aura toujours besoin de camions, il est plus agréable de voyager dans des voitures plus agiles, plus rapides, plus maniables. À l’époque, ces voitures étaient l’iPhone et l’iPad. Mais où se situe l’iPad Pro dans ce bestiaire ? Difficile à dire.

On serait tenté de dire que la nouvelle tablette pourrait remplir le rôle d’une camionnette, mais les conducteurs ne voudront-ils pas tout simplement passer directement au camion, pour un prix équivalent ou presque ? Il va de soi que l’iPad Pro a bien des arguments pour lui, à commencer par un design et des finitions « qualité Apple ». Mais sans le moteur d’un système d’exploitation pas aussi productif qu’un OS de bureau, et le carburant d’applications aux fonctions aussi complètes que sur un ordinateur traditionnel, le chemin de l’iPad Pro risque d’être très étroit.

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