Laissez l’iPad être l’iPad

Anthony Nelzin-Santos |

La solution à tous les problèmes, réels et inventés, de l’iPad ? Des fenêtres, bien sûr ! D’accord, d’accord, j’exagère un peu. Mais de fait : certains n’arrivent pas à imaginer que le futur de l’iPad ne passe par un rapprochement fonctionnel avec le Mac. Comme si iOS ne pouvait pas gagner ses lettres de noblesse en suivant sa propre voie.

L’iPad n’est pas le Mac

L’iPad ne gagnerait-il pas à posséder un « véritable » environnement de bureau ? La question est aussi vieille que l’iPad lui-même, et revient comme les marrons en automne, cette fois par le biais d’une série de tweets du développeur Steven Troughton-Smith. Apple a pourtant toujours été très claire : l’iPad, débarrassé de la métaphore skeuomorphique du bureau, doit élargir le sillon creusé par l’iPhone.

Ce n’est pas qu’il lui manque un environnement de bureau, c’est que l’iPad n’existe que pour dépasser ce concept. Ce choix, effectué par Steve Jobs et confirmé par Tim Cook, motive l’ensemble de la stratégie d’Apple. L’iPhone, l’iPad, l’Apple Watch, les AirPods même : tous ces appareils ont abandonné le paradigme du fichier au profit du paradigme de l’action, et possèdent un « navigateur d’actions » plutôt qu’un navigateur de fichiers, dont l’interface est spécifique à chaque usage.

Vous savez quoi ? Le futur de l’iPad, ce n’est sans doute pas cela. Image Steven Troughton-Smith.

L’écran d’accueil d’iOS est rempli d’applications qui permettent d’accomplir des tâches précises, les complications des cadrans de watchOS sont autant de « raccourcis » vers des fonctions. Tout est commande dans l’interface vocale des AirPods, l’intelligence artificielle et la réalité augmentée exploseront les fichiers en faisant « remonter à la surface » leur contenu. Le Mac lui-même bénéficie de cette logique : si la Touch Bar met des actions au bout des doigts, elle reste sur le même plan que le clavier et la souris, et ne se confond pas avec l’affichage.

Chaque appareil possède sa « personnalité » propre, mais tous sont liés par le « nuage » à l’échelle globale et la microlocalisation à l’échelle locale. À cette unification fonctionnelle, Microsoft et Google préfèrent une unification formelle, à travers leurs Modern UI et Material Design. L’opposition est claire et assumée, mais à force de loucher sur les chiffres de vente de l’iPad, certains parviennent à rater la forêt autour de l’arbre.

L’iPad n’est pas simple

Cela étant dit, l’iPad ne possédait peut-être pas de « personnalité propre » à ses débuts de « gros iPod touch », au-delà de quelques éléments d’interface originaux. Il y a peut-être là un « péché originel » qui explique les frustrations actuelles : les fonctions ajoutées au fil des années, jusqu’à la Split View et au picture in picture, ne suffisent sans doute pas à réaliser tout le potentiel de l’iPad. Mais avant de parler de « potentiel » et de futur, il faut parler de réel et d’actuel.

Il faut donc parler de la manière dont les clients d’Apple se sont emparés de l’iPad, plus encore que des autres tablettes et 2-en–1, et l’ont propulsé en tête des principales enquêtes de satisfaction. Les statistiques d’usage sont éloquentes : plus de 200 millions d’iPad sont utilisés régulièrement, deux fois plus que de Mac. Les limites de certains utilisateurs sont les possibilités d’autres, dont l’iPad est le seul ordinateur (osons le mot), voire le premier.

L’iPad a su trouver sa place en entreprise, comme ici dans un milieu industriel qui était très friand de « tablet PC » et autres « ToughBook ». Image Apple.

Car la relative simplicité de l’iPad est une force, et pas seulement pour une masse d’« utilisateurs lambda » qui ne feraient rien d’autre que de « consommer » des contenus avec un simple navigateur. Les partenariats noués avec IBM et SAP, le développement de prestataires de services comme JAMF, et la robustesse du marché des applications professionnelles montrent que l’iPad a su trouver une place en entreprise. La moitié des iPad vendus le sont maintenant auprès d’entreprises et d’institutions.

L’absence de fenêtres n’y est pas nécessairement vue comme un problème majeur : combien d’usages professionnels peuvent être rendus plus plaisants, et surtout plus productifs, avec une application métier en plein écran ? Combien d’heures de maintenance peuvent être économisées avec une plateforme strictement contrôlée ? Si l’iPad connait un tel succès dans le monde de l’entreprise, c’est aussi parce qu’il n’est pas le Mac ou le PC.

L’iPad sera autrement plus complexe

Pour autant, l’iPad n’est pas simple au point d’être simpliste, et ce n’est pas qu’un terminal d’accès à une application métier ou à Facebook. L’iPad s’est doucement mais surement complexifié — pensez à une fonction comme le mode picture in picture, qui débloque de nouveaux usages (comme le travail sur un document pendant un appel vidéo), et apporte déjà des réponses à la question d’une gestion des « fenêtres » spécifique à iOS (existence entièrement liée au contenu, au point qu’elle ne possède pas d’interface en plus du contenu).

Apple a tendu la main, les utilisateurs (et parfois les non-utilisateurs) veulent maintenant le bras. Cette impatience est compréhensible : en 1991, c’est-à-dire sept ans après sa présentation, Mac OS était déjà passé par de multiples révisions de son environnement de bureau et de sa gestion des tâches multiples, et possédait déjà plusieurs environnements de développement. L’iPad est parti d’une base autrement plus évoluée, mais a progressé plus lentement.

Ou, du moins, il a progressé d’une manière bien à lui. On peut faire avec un Mac des choses que l’on ne peut pas faire avec un iPad, mais ce n’est sans doute qu’une question de logiciel pour une partie de ces choses. Or dans le même temps, le format même de l’iPad lui ouvre des horizons à jamais inaccessibles au Mac, un avantage encore renforcé par le Pencil. Dans ces entredeux où l’iPhone est trop petit et le Mac trop encombrant, l’iPad est d’une redoutable efficacité.

Mais alors que Steve Jobs l’utilisait au fond de son fauteuil tout en gardant un Mac Pro à portée de clavier, Tim Cook l’utilise comme son bureau mobile. Apple ne voit plus seulement l’iPad comme l’ordinateur du lit ou du siège d’avion : elle le voit et le promeut activement comme un ordinateur à temps plein. Il faut encore que les actes suivent les paroles : la stagnation fonctionnelle d’iOS depuis deux ans, ou la commercialisation d’accessoires sans véritable appui logiciel, sont de puissants catalyseurs des critiques.

À quoi peut ressembler le futur logiciel de l’iPad, s’il continue à se complexifier sans pour autant singer le Mac ? On peut espérer qu’Apple se rappelle qu’elle avait travaillé sur une interface mêlant aperçu des applications et champ de recherche, ou qu’elle entende les remarques sur la difficulté de manipuler Split View. Plus loin, surtout si l’iPad devait encore s’agrandir, le besoin de glisser-déposer et de tiling se fera peut-être sentir. Une chose est sure : sauf à ce qu’Apple décide soudainement de revenir sur dix ans de vision de l’informatique et de stratégie commerciale, l’iPad restera l’iPad.

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