Bethany Bongiorno et Imran Chaudhri ont tous les deux participé à la création de l'iPad. D'abord collègues il sont devenus un couple qui a quitté Apple il y a un an pour fonder Hu.ma.ne, une startup dont les réalisations ne seront révélées que cette année. Dans une interview à Input ils reviennent sur certains des moments importants de la création de la tablette.
Entré chez Apple en 1995 comme stagiaire au sein du groupe des Technologies Avancées, Imran Chaudhri a survécu au démantèlement de cette équipe par Steve Jobs. Le patron d'Apple « n'était pas un grand fan de la recherche pour le seul plaisir de la recherche ». En clair, à un moment donné il faut que cette cogitation débouche sur du concret.
Pour Bethany Bongiorno, qui a démarré dans l'astrophysique avant d'aller vers la gestion de projets, l'arrivée chez Apple s'est faite en 2008, après le lancement de l'iPhone. Responsable de projet sur l'iPhone, en remplacement d'une collègue qui préférait travailler sur du logiciel système bas niveau plutôt que de se coltiner des designers, elle a rapidement été affectée à un projet que chérissait le patron d'Apple.
Elle eut pour mission d'assembler une petite équipe pour décharger celle attelée à l'iPhone. Le nom de code du projet, K48, désignait la partie matérielle de ce qui allait devenir l'iPad et "Wildcat", son volet logiciel. Si le groupe iPhone était l'équivalent d'une start-up au sein d'Apple, celui de l'iPad était une start-up plus petite encore.
Le multitouch pour le Mac
Plusieurs années avant l'arrivée de l'iPhone (2007) et de l'iPad (2010), des réflexions et des questions ont servi de charpente à la définition de ces deux produits. Elles furent formalisées dans le cadre d'un projet baptisé Q79.
Plus tard, lorsque le développement de l'iPad allait entrer dans le vif, Steve Jobs avait résumé son rôle dans un mini-brief : « Je veux vraiment pouvoir l'utiliser pour du mail, en étant assis dans les toilettes ». Bien avant cette description très terre à terre, Q79 désignait un produit conçu autour des expérimentations conduites avec les technologies multitouch, explique Imran Chaudhri :
À cette époque on se demandait “Comment pourrait-on faire progresser l'informatique ? Qu'est-ce qui ne va pas avec le Mac ? Et qu'est-ce qui l'empêche d'être vraiment, vraiment plus réactif et plus direct ?"
Autant de questions qui trouvaient une réponse au travers d'interactions multitouch. L'idée, à ce moment-là, était de les appliquer à l'écran d'un Mac, celui de l'iBook (une famille au catalogue de 1999 à 2005), ce portable grand-public qu'Apple lança après l'iMac mais qui se fit remarquer pour une toute autre technologie (lire AirPort : la naissance du Wi-Fi pour tous). Le problème, continue Imran Chaudhri, est qu'utiliser un écran tactile multitouch aurait débouché sur un portable extrêmement cher. Apple s'était déjà brûlée les doigts avec le raté du G4 Cube, sorti en juillet 2000 et retiré en février 2001, plombé notamment par un prix trop salé.
D'une certaine manière, on a remisé cet effort pour se concentrer sur quelque chose de plus petit, qui est devenu un téléphone. Lorsqu'on a ressuscité l'iPad, on savait qu'il serait destiné à devenir un ordinateur et qu'il était littéralement un terrain de jeu parfait pour le multitouch. Le téléphone avait été le premier à le proposer mais notre intention a toujours été d'avoir un appareil dans la catégorie des ordinateurs de bureau pour faire tourner des applications multitouch.
Un multitouch qui impliquait de réinventer la manière dont les applications allaient fonctionner. Bethany Bongiorno se souvient d'être allée vendre aux développeurs de jeux l'idée d'utiliser un écran comme unique surface de contrôle. Imran Chaudhri avait contribué à la création de Touch Fighter, un petit jeu de tir dans l'espace destiné à montrer aux développeurs les capacités techniques de l'iPhone. Il avait eu l'idée d'exploiter l'accéléromètre intégré au smartphone pour diriger le vaisseau. Les taps sur l'écran ne servant plus qu'à tirer.
Aux éditeurs de jeux, que l'absence de boutons physiques A/B et de joystick avec l'iPhone désarçonnaient, Bethany Bongiorno répondait : « Il n'y a pas de boutons. L'écran tout entier est un bouton. Il n'y a pas de joystick, utilisez l'accéléromètre ».
Pour l'iPad, Steve Jobs appelait les grands quotidiens et magazines américains et leur affirmait qu'ils devaient préparer leurs applications car le futur serait fait de cela. « Je crois que vous devez, d'une certaine manière, commencer à évangéliser la promesse d'une nouvelle plateforme pour que les gens s'y intéressent vraiment, et à ce moment-là seulement vous commencez à bâtir le futur que vous avez en tête », résume Imran Chaudhri. Il ne s'agit pas de lancer un tout nouveau produit sans rien derrière, il doit être accompagné pour réussir à toucher les utilisateurs.
L'iPad et la photo
La photo fut un élément important de l'utilisation de l'iPad. C'est à partir de la seconde génération que des caméras avant et arrière furent intégrées à la tablette. Le premier iPad servait surtout à regarder des photos déchargées depuis un support externe.
L'interface de l'album était une belle démonstration des possibilités du multitouch, avec les effets de zoom sur les images et de pincement pour ouvrir des piles de photos. Le résultat, mis au point par le prolifique Mike Matas, fut bien plus ludique à utiliser que ce qui avait été imaginé au départ et contribua au plaisir d'utilisation de l'iPad.
Steve Jobs était intéressé par faire de l'iPad un cadre photo électronique, comme ce fut très à la mode pendant un temps. Apple accompagna sa première tablette de deux accessoires, un dock et un dock avec clavier, le second réinstaurant cette idée de faire de l'iPad un ordinateur personnel, une sorte de mini iMac (lire aussi iPad : clavier avec dock ou dock avec clavier ?).
Ces docks avaient été conçus pour orienter convenablement l'iPad lorsqu'il tenait ce rôle de cadre photo. Dans la cuisine, dans le salon… des images seraient toujours affichées à son écran. Sauf que ce sont « les gens qui dictent la direction que va prendre un produit », rappelle Imran Chaudhri. Et la réalité est que les utilisateurs ne laissaient pas leur tablette dans ce rôle de potiche. Ils la prenaient avec eux dans leur canapé, dans leur chambre ou l'emportaient dans leur sac. C'était devenu un objet éminemment personnel.
De même, les concepteurs de l'iPad n'avaient pas imaginé que des gens s'en serviraient pour prendre des photos ou filmer avec. Constater cet usage à grande échelle obligea à reconsidérer cette partie logicielle, se souvient Imran Chaudhri :
Je me rappelle très distinctement les JO de Londres en 2012. Si vous regardiez dans les tribunes, vous voyiez beaucoup de gens utiliser leur iPad comme un appareil photo. Et en général ce dont ils avaient besoin, pour des questions de confort, c'était d'un viseur de plus grande taille. En voyant ça, on s'est remis au travail pour améliorer l'expérience utilisateur de l'appareil photo sur l'iPad — on entérinait le fait que c'était quelque chose d'important pour eux d'avoir un écran de visée plus grand.
L'arrivée tardive du Pencil
Il aura fallu attendre l'iPad Pro de 2015 pour qu'Apple dote sa tablette d'un stylet optionnel, le Pencil. Cet accessoire ne figurait absolument pas dans le cahier des charges des tout premiers modèles, raconte Imran Chaudhri : « On se disait que la précision du tactile serait toujours bien suffisante pour tout ce que vous auriez besoin de faire ».
Puis le rôle stylet a été envisagé sous l'angle d'un dispositif de contrôle pour les applications. La somme des capteurs installée dans le Pencil, comme ceux pour détecter la pression et l'inclinaison de sa pointe, ont permis d'en faire un outil très précis pour l'écriture. Des applications de prise de notes ont proliféré alors que ce cadre d'utilisation n'avait pas été envisagé au départ.
L'iPad en 2030
Comment Imran Chaudhri voit-il l'iPad évoluer durant la prochaine décennie ? Il dresse d'abord un constat, celui que la tablette n'a pas encore tout à fait trouvé sa place : « L'un des problèmes qu'ont les gens aujourd'hui avec l'iPad c'est de le situer en termes d'ordinateur de la catégorie portable. Vous avez les ordinateurs de bureau traditionnels ou les portables traditionnels — mais l'iPad se situe où ? ».
Son espoir est que l'iPad continue d'évoluer jusqu'à un point où il saura en faire plus que ce que le Mac propose aujourd'hui. Et que le Mac, pour sa part, se redéfinisse comme un outil avec une orientation beaucoup plus professionnelle. Avec une telle répartition des rôles, l'iPad gagnerait plus franchement ses galons de plateforme informatique accessible à tous : « Ce serait une progression naturelle ».
Au rang des regrets, à l'issue de cette première décennie de l'iPad, Bethany Bongiorno aurait aimé que la tablette progresse bien plus vite le long de cette trajectoire qui l'a conduite à être un "laptop killer". Avec les derniers iPad et iPadOS cet effort chez Apple est de nouveau visible. Mais on sent la déception de n'avoir pas vu la Pomme mettre le paquet, après le lancement réussi du premier modèle, pour continuer sur cette lancée et accélérer. Parce que l'équipe n'avait pas tous les moyens qu'elle réclamait et parce que l'iPhone exerçait une force de gravité énorme sur tout ce qui l'entourait.
Imran Chaudhri cite pour sa part l'échec d'Apple à faire de l'iPad un remplaçant aux lourds manuels scolaires qui s'entassent dans les cartables et sac à dos. Cela faisait partie des objectifs, lorsque l'iPad avait été conçu dans une optique de support de consommation de contenus, mais ce point particulier n'a pu être mené aussi loin qu'il l'aurait souhaité.
Enfin, lorsque le couple est interrogé sur la différence entre les deux patrons qu'ils ont connus, Steve Jobs et Tim Cook, ils en font un bilan contrasté. Pour Bethany Bongiorno, Cook est le meilleur au monde dans le domaine de la gestion opérationnelle. La progression financière et la santé d'Apple en sont les preuves éclatantes. « Mais sa spécialité et ses compétences ne sont pas dans la conception de produits innovants, n'est-ce pas ? ». Dès lors, avec son parcours plus ancré dans la création de produits, Bethany Bongiorno avait davantage d'atomes crochus avec Jobs.
Son époux considère Cook sous un autre angle, celui du patron qui engage son groupe sur les questions sociales et philantrophiques : « À l'époque de Steve, Apple n'était pas aussi aisée, du coup ce n'était quelque chose sur lequel Steve portait son attention. Mais je trouve vraiment remarquable la manière dont Tim s'y prend. J'espère qu'il va continuer ».