Fortnite toujours privé d'App Store, mais pas de blocage possible de l'Unreal Engine

Mickaël Bazoge |

Les avocats d'Apple et d'Epic Games se sont rencontrés ce lundi en vidéo-conférence devant la juge Yvonne Gonzalez Rogers afin de discuter de la demande d'injonction formulée par l'éditeur de Fortnite. Ce dernier cherche une ordonnance d'interdiction temporaire (TRO) pour empêcher Apple de suspendre le compte développeur de l'entreprise. Sans ce compte, les jeux d'Epic ne pourront plus être distribués sur l'App Store, ce qui inclut Fortnite bien sûr, tandis que l'éditeur n'aura plus accès aux outils de développement d'Apple. Epic assure aussi que cela menace à terme tous les développeurs de jeux qui utilisent son moteur Unreal (lire ci-dessous).

Les micro-paiements de la discorde.

Durant l'audition, la juge s'est montrée pugnace et particulièrement au fait du dossier malgré le temps limité durant lequel elle a pu consulter les avis écrits des uns et des autres ce week-end (lire : Epic : Apple donne sa version des faits). D'emblée, elle a donné son sentiment qui ressemble à un jugement de Salomon : l'ordonnance pourrait être accordée pour éviter le blocage d'Unreal ; elle pourrait être rejetée pour bloquer Fortnite. Autrement dit, la juge pourrait pencher aussi bien en faveur d'Apple que d'Epic !

En raison de la structure bicéphale d'Epic1, il est possible que Fortnite soit bloqué mais que le moteur Unreal demeure. Suspendre l'Unreal Engine ressemble à des « représailles » qui paraissent « excessives » aux yeux de la juge. Elle a également noté qu'Epic pouvait tout à fait revenir au statu quo, c'est à dire se plier aux règles de l'App Store en retirant le système de paiement alternatif de Fortnite, au cœur des enjeux.

« Il n'y a pas de raison technique pour ne pas le faire », a concédé la représentante d'Epic. « Mais c'est quelque chose que la loi n'a pas et ne devrait pas [nous obliger à faire] ». Elle a également assuré qu'Epic constatait déjà une fuite des développeurs, effrayés par le sort possible du moteur Unreal. Privé d'iOS, il ne sera plus « utilisable ».

La juge a emboîté le pas d'Apple, qui estime que la situation est le seul fait d'Epic. En parlant aux représentants de l'éditeur, elle a ainsi lancé : « votre client [Epic] a créé cette situation. Votre client n'est pas venu ici avec les mains propres. De mon point de vue, vous ne pouvez pas souffrir d'un préjudice irréparable puisque c'est vous qui vous l'êtes infligé ». Les avocats de l'éditeur n'ont pas pu faire autrement que d'acquiescer.

Au vu de la procédure d'urgence, il était impossible de débattre sur le fond. Néanmoins, la juge Gonzalez Rogers a contesté un des arguments de base d'Apple pour défendre le modèle économique de l'App Store. Elle a en effet constaté que si l'on achète un iPhone, il était impossible d'acheter des applications provenant d'une autre boutique, « vous ne pouvez les acheter qu'auprès d'Apple (…) Il n'y a pas de concurrence ».

La question posée par la juge durant les débats a le mérite de mettre les pieds dans les plats : « Sans concurrence, d'où viennent les 30% [de commission] ? Pourquoi pas 10% ? 15% ? 20% ? De quelle manière le consommateur profite-t-il de cette situation ? Est-ce qu'il revient à Apple de dire ce qui est bon pour le consommateur ? ». Elle a rappelé les nombreuses études économiques qui démontrent que les « jardins fermés » comme celui de l'iPhone généraient des coûts élevés pour les consommateurs qui souhaitent passer à une autre plateforme.

L'avocat d'Apple a expliqué que le constructeur était en concurrence avec d'autres constructeurs et d'autres plateformes. Il a demandé à ce que soit prise en compte l'entièreté de la situation pour s'apercevoir qu'Apple n'a rien d'un monopole. Une position qui n'a pas l'air de convaincre la juge, mais là encore ce n'est pas le temps du débat de fond.

L'audience concernant l'injonction préliminaire aura lieu le 28 septembre. D'ici là, la juge a donné son avis : en faveur d'Apple pour bloquer Fortnite, mais en faveur d'Epic pour l'accès aux outils de développement liés à Unreal Engine. Autrement dit, Apple n'est pas obligée de faire revenir Fortnite dans l'App Store, mais elle ne doit pas bloquer l'Unreal Engine.

Quant au procès en lui-même, il n’aura sans doute pas lieu avant l’année prochaine. Epic a demandé un délai de 4 à 6 mois pour préparer son dossier, Apple de 6 à 8 mois.


Mise à jour 18h30 — Dans une courte déclaration envoyée à la presse US, Apple remercie la juge Gonzalez-Rogers de sa décision, qui ménage la chèvre et le chou. Le constructeur ne dit rien du moteur Unreal qui doit être protégé de tout blocage ; en revanche, la Pomme se range à l'avis de la juge selon lequel la meilleure manière de faire pour ce qui concerne Fortnite, c'est qu'Epic se plie aux règles de l'App Store. Cela revient à retirer le système de paiement alternatif dans le jeu. « Si Epic respecte les recommandations de la juge, nous serons heureux d'accueillir de nouveau Fortnite sur iOS ». Apple donne rendez-vous en septembre pour la suite de cette saga judiciaire.


Suite au prochain épisode…

Quel est le danger qui plane sur le moteur Unreal ?

Le moteur Unreal, qui a été développé pour le jeu du même nom en 1998, est devenu par la force des choses un standard dans le secteur du jeu vidéo. Cet outil multiplateforme évite aux développeurs de devoir réinventer la roue pour chacune de leurs créations. Ils peuvent ainsi se concentrer sur l'histoire, le game design, bref, sur le jeu à proprement parler et pas à ce qu'il y a sous le capot.

Le modèle économique d'Unreal a évolué avec le temps ; actuellement, Epic Games ne prélève rien tant que le jeu développé avec le moteur n'a pas atteint un million de dollars de gains. Au-delà, l'éditeur ponctionne 5% des revenus du jeu. Ce modèle est très différent de celui du grand concurrent Unity, qui propose des abonnements annuels à partir de 399 $ sous condition de revenus (la formule Pro, la plus populaire, est aussi beaucoup plus chère à 1 800 $).

Après la création d'un compte Unreal Engine, le développeur accède à une boîte à outils complète, avec les ressources, le support et le code source du moteur.

Si la justice autorise Apple à fermer le compte développeur d'Epic, l'éditeur perdra l'accès aux kits de développement iOS et macOS, aux API et aux autres outils qu'Apple fournit pour la conception d'applications sur ses plateformes. Epic ne sera plus en mesure d'apporter des modifications et des améliorations à son moteur, mais on comprend que les développeurs tiers pourront continuer à l'utiliser (ils peuvent compiler le code source d'Unreal en le signant eux mêmes).

Epic soulève toutefois un point intéressant dans sa plainte. Sans accès aux outils développeurs d'Apple, le moteur Unreal ne pourra pas prendre en charge les nouveautés d'iOS 14 et de macOS Big Sur. Environ six mois après la sortie d'une grosse mise à jour de ses systèmes d'exploitation, Apple demande aux développeurs d'utiliser les nouveaux SDK pour pouvoir soumettre de nouvelles applications ou des mises à jour d'applications existantes.

Selon Epic, « dès le printemps 2021, il est probable qu'Apple refuse d'accepter les nouvelles apps et les mises à jour d'apps existantes qui utiliseront Unreal Engine en raison de l'incapacité d'Epic à accéder aux outils développeurs ».

Une menace existentielle non seulement pour Epic, mais aussi pour de nombreux développeurs. Car très rapidement se posera la question des jeux présents ou à venir sur l'App Store qui exploitent le moteur Unreal. Ils sont nombreux, comme Injustice 2, Mortal Kombat, Life is Strange… Apple Arcade compte également quelques représentants : Oceanhorn 2, le futur The Pathless).

Sur les plateformes mobiles, c'est Unity qui est le moteur de prédilection : la moitié des 1 000 jeux les plus populaires sur l'App Store et le Play Store exploitent le moteur rival d'Unreal. Malgré tout, les technologies Epic sont au cœur de titres aussi populaires que Fortnite bien sûr, mais également… de PUBG Mobile, l'autre battle royale concurrent !

L'impossibilité pour Epic de proposer des outils Unreal à jour pour iOS et macOS pousserait les développeurs à choisir un autre moteur pour leurs jeux. On voit mal en effet un studio investir dans le développement d'un jeu avec deux moteurs différents : un pour iOS et macOS (Unity), l'autre pour toutes les autres plateformes (Unreal). Ce studio jettera son dévolu sur l'unique moteur compatible avec l'ensemble des plateformes : iOS, Android, Windows, macOS, mais aussi Xbox et PlayStation.

Selon Epic : « Un moteur qui ne peut pas prendre en charge les plateformes d'Apple ne sera pas une option viable pour un développeur qui voudrait proposer son logiciel aux centaines de millions d'utilisateurs actifs iOS et macOS, ou même pour les développeurs qui voudraient se réserver la possibilité de s'étendre sur ces plateformes à l'avenir ».

Si l'App Store ferme définitivement ses portes à Fortnite, c'est un problème pour Epic Games qui se voit privé d'une vache à lait fort rentable, mais l'écueil Unreal est plus problématique car sa portée va au-delà de l'éditeur et de ses jeux. Apple n'a aucune intention de s'en laisser compter : dans sa réplique contre la demande d'injonction d'Epic, le constructeur explique qu'en enfreignant les règles, l'éditeur mettait en danger sa relation avec Apple, « incluant l'Unreal Engine et ses autres projets ».

Tout cela aurait pu être évité si Epic avait déposé sa plainte antitrust sans enfreindre les guidelines, explique Apple. Si l'éditeur de Fortnite accepte de respecter les conditions d'utilisation de l'App Store, le moteur Unreal ne sera pas la victime collatérale de cette bagarre de prétoire. « Le préjudice subi par les utilisateurs d'Epic, que ce soit Fortnite ou pour l'Unreal Engine, peut prendre fin »… si Epic cède, par exemple dans le cadre d'une décision de justice confirmant la fermeture de son compte développeur. À moins que l'éditeur veuille réellement se passer des joueurs iOS de Fortnite et des développeurs Unreal.


  1. Epic Games distribue Fortnite, Epic International SARL gère Unreal Engine. Apple considère ces deux entités comme une seule.  ↩︎

avatar byte_order | 

@Crunch Crunch
> Personne n'a envie d'avoir des centaines de stores, aux pratiques sécuritaires
> différentes chacun les uns des autres…

D'une part, seul le client, chaque client, a le droit de dire de ce qu'il a envie ou pas. C'est *son* argent. Ce n'est ni à vous ni à quiconque de décider à sa place de ce qu'il a envie de consommer, chez qui, comment, combien de fois.

De deux, malgré l'existence de multiples chaines de magasins, spécialisées comme de grande distribution, les gens qui ne veulent fréquenter qu'un seul endroit ont toujours le *droit* de le faire jusqu'à preuve du contraire. Incroyable, hein. Les gens qui veulent un choix simple peuvent choisir la simplicité de faire toujours le même. Scandaleux ! ;-)

De trois, le simple fait que les gens en large majorité ne fréquente pas uniquement qu'un seul magasin démontre justement qu'un magasin ne leur suffit pas, malgré le "bordel" que soulève le fait de devoir fréquenter plusieurs magasins différents, ils continuent de préférer se coltiner ce "bordel" plutôt que n'en fréquenter désormais qu'un seul, à vie.

La liberté de chacun, y compris de ne faire qu'un seul et toujours même choix, est donc préservé par l'existence d'un choix, alors que son absence viole la liberté de ceux qui légitimement devrait pouvoir choisir.

avatar guilpa | 

Ce qui est triste c'est que pour les utilisateur il n'y a aucune possibilité de contourner le store sur ios, sur mac c'est possible... à apple d'en prendre conscience et d'évoluer. Un utilisateur à de meilleurs raison de prendre un smartphone sur android car il aura toujours la possibilité d’allée chercher ses application sur internet. D'ici peut, les constructeurs comme apple et google seront tellement incontrôlable que les gens basculeront d'eux même sur d'autre plateforme open source, et cela d'ici très peut de temps, ça à déjà commencer

avatar comboss | 

L'avocat d'Apple [...] a demandé à ce que soit prise en compte l'entièreté de la situation pour s'apercevoir qu'Apple n'a rien d'un monopole.

😂😂😂

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