BnF-Partenariats, une filiale de la Bibliothèque nationale de France, a annoncé cette semaine la mise à disposition de 10 000 livres de son fonds au format ePub en exclusivité sur iBooks. Les œuvres concernées sont celles des collections du XIXe siècle, autrement dit des œuvres qui sont dans le domaine public.
Ce partenariat entre la BnF et Apple a suscité de vives réactions de la part des défenseurs du domaine public et soulevé des questions importantes. Nous avons interrogé BnF-Partenariats et le distributeur Immatériel.fr pour en savoir plus sur cette opération.
Quels sont les acteurs et quel est leur rôle ?
BnF-Partenariats est l'éditeur. C'est lui qui, parmi les centaines de milliers de livres disponibles sur Gallica (la bibliothèque numérique de la BnF), choisit les 10 000 titres qui sont convertis en ePub3. BnF-Partenariats est une filiale de la BnF créée en 2012 dont la mission est d'élargir et valoriser les collections numériques. Pour cela, elle met en place des partenariats avec des acteurs privés.
Apple est l'entreprise qui finance l'opération. C'est elle qui choisit et paie le fabricant des ePub. Nous avons interrogé Apple sur le coût de ce partenariat et n'avons pas eu de réponse.
Le fabricant est en l'occurrence Jouve, qui partant des documents numérisés de Gallica en fait des ePubs.
Enfin, Immatériel.fr est le distributeur : il fait l'interface entre Jouve et Apple dans un premier temps pour la mise à disposition des titres, puis avec BnF-Partenariats pour le reste de la vie des livres.
Y a-t-il eu un appel d'offres pour sélectionner Apple ?
Non. BnF-Partenariats étant une entreprise privée, elle n'est pas soumise au code des marchés publics.
Sur quoi porte l'exclusivité ?
L'exclusivité ne porte pas sur les œuvres, mais sur les ePubs réalisés. « Tout éditeur qui en fait la demande peut réaliser des ePubs à partir des mêmes fichiers Gallica que ceux sélectionnés pour Collection XIX », souligne BnF-Partenariats.
Par ailleurs, cette exclusivité est temporaire. Dans un an, toutes les librairies en ligne pourront diffuser ces ePubs. Puis en 2022, les ePubs seront disponibles en libre accès sur Gallica. BnF-Partenariats nous a confirmé qu'« en libre accès » signifiait que les ePub seraient téléchargeables gratuitement.
Est-ce que l'exclusivité d'un an dont jouit iBooks est une pratique commune ?
D'après Julien Boulnois, cofondateur et directeur technique d'Immatériel.fr, il s'agit d'une pratique assez rare :
La plupart des éditeurs importants du secteur numérisent généralement eux-mêmes leur livre, avec parfois, voire souvent, des aides du Centre National du Livre. Pour de plus petits éditeurs, Amazon a parfois proposé des offres de fabrication à partir de documents numérisés (PDF), mais uniquement pour leur format propriétaire Mobipocket et sans redonner les fichiers aux éditeurs. À ma connaissance, Apple est le seul opérateur privé à proposer ce genre de partenariat.
Les 10 000 œuvres qui seront présentes sur iBooks à terme sont-elles déjà toutes disponibles sur Gallica ?
« Les 10 000 oeuvres font toutes partie du corpus de livres numérisés et disponibles sur Gallica au format image ou PDF, parfois avec un OCR », affirme BnF-Partenariats. (OCR : reconnaissance optique des caractères, c'est-à-dire que l’on a une version texte en plus de l’image)
Y'a-t-il des DRM ?
Le communiqué de presse pouvait laisser planer un doute sur la question. Il était rappelé que le format ePub était un standard universel et ouvert, mais pas explicitement mentionné s'il y avait, oui ou non, des DRM.
BnF-Partenariats nous a indiqué qu'il n'y avait pas de DRM, ce que nous avons vérifié. Nous avons pu lire sur un smartphone Android un livre de la Collection XIX téléchargé depuis iBooks sans manipulation particulière.
Depuis iBooks sur Mac, nous avons glissé le livre sur le bureau. Puis, en utilisant Android File Transfer, nous l'avons transféré sur notre smartphone Android. Nous avons ensuite pu l'importer et le lire dans l'application Aldiko.
Pourquoi certaines œuvres sont payantes et pas d'autres ? Qui fixe les prix ?
Les prix sont fixés par Apple et BnF-Partenariats, nous a indiqué la filiale de la BnF. « Le choix des titres gratuits repose sur un échantillonnage représentatif du fonds. »
10 000 livres, c'est beaucoup ?
Ça dépend pour quel acteur. Pour BnF-Partenariats, il s'agit de sa plus grosse opération. Jusqu'à maintenant, la filiale de la BnF éditait près de 1 000 livres.
Pour Immatériel.fr, il s'agit également d'un volume conséquent. En dehors de cette opération, l'entreprise distribue actuellement plus de 40 000 livres pour 700 éditeurs.
Quant à Apple, l'iBooks Store contient déjà plus de 2,5 millions de titres. Les proportions ne sont donc pas les mêmes.
Quel travail d'édition a été réalisé ?
Le fabricant Jouve a converti des documents numérisés en fichiers ePubs (format ePub3, le dernier en date). De nouvelles couvertures ont été réalisées, des descriptions ont été écrites pour iBooks et un « à propos » sur la Collection XIX est présent au début de chaque livre.
Le site ActuaLitté a remarqué que la numérisation des illustrations était parfois de très mauvaise qualité. C'est le cas par exemple dans La fin du monde de Camille Flammarion.
Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l'information, s'interroge sur son blog sur « l'intérêt de "faire bosser plein d'entreprises françaises" (nous dit-on) pour faire un boulot qui est heu ... ben déjà fait et bien fait », en faisant référence au projet Gutenberg, une plateforme où sont disponibles des ePubs d'œuvres du domaine public. Alors, quel intérêt ?
« Le projet Gutenberg a en effet déjà converti certains documents Gallica », reconnait BnF-Partenariats. Mais tous ne sont pas disponibles, comme La Dent du rat ou Mémoires d'un préfet de police.
Pour la filiale de la BnF, les personnes utilisant le projet Gutenberg et celles utilisant iBooks « ne sont pas les mêmes publics. » « L'objectif est d'élargir l'accès aux collections de la BnF », justifie-t-elle.
Julien Boulnois d'Immatériel.fr renchérit sur cette question de l'accès et mentionne aussi la problématique de la numérisation :
Il faut bien faire la différence entre l’œuvre elle-même et l'accès à l’œuvre. Qu'une œuvre soit dans le domaine public ne veut pas dire qu'elle soit facilement accessible. Que des bénévoles mettent à disposition gratuitement des versions numériques mises en forme de livres du domaine public est une très bonne chose. [...] Malheureusement, la numérisation et la fabrication du domaine public sont des tâches titanesques. Nos livres agrège les livres de toutes les communautés bénévoles francophones, mais ne propose aujourd'hui que 10 000 livres numériques en français. Autant dire qu'il faudrait des siècles rien que pour proposer les 600 000 livres numérisés disponibles sur Gallica en comptant uniquement sur le bénévolat de passionnés. La BnF pourrait faire ce travail sur fonds propre, mais on sait la difficulté à trouver du financement public aujourd'hui ; l'intervention de l'industrie est donc une bonne chose et les conditions d'Apple sont très favorables.
J'ajoute que l'édition de classique se fait depuis toujours. Dès le XVe siècle Alde Manuce (inventeur entre autres de l'italique) éditait déjà des classiques grecs et romains pour financer son activité et rendre accessible la littérature antique. Balzac faisait de même au XIXe siècle en éditant Molière. Et aujourd'hui tous les éditeurs proposent des livres classiques, car même si ces œuvres sont libres, les lecteurs veulent pouvoir les lire en papier (voir la vingtaine d'éditions papier disponibles du livre donné en exemple par M. Ertzscheid), de la même manière certains lecteurs préfèrent accéder en un clic à l'ouvrage sur leur iPhone, quitte à le payer, plutôt que de le chercher sur internet.