Tintin au pays de l'iBooks Store

Mickaël Bazoge |

En 1929, le quotidien Le Petit Vingtième envoyait son meilleur reporter, Tintin, enquêter au pays des Soviets. Une aventure qui a marqué le début d’une des plus grandes réussites de la bande-dessinée mondiale. Le reporter à la houpette n’a ensuite jamais cessé de parcourir le monde (et même la Lune !), avec 24 albums qui ont traversé le 20e siècle. Si l’on connait l’œuvre de Hergé sous leur forme classique — le papier —, la société Moulinsart mise aussi sur le numérique.

Cette entreprise, qui veille jalousement sur l’héritage d’Hergé, a créé Tintin.com en 1995. « À l’époque, vous pouviez compter le nombre de sites web français sur les doigts d’une main ! », explique avec une pointe de fierté Yves Février, en charge du multimédia chez Moulinsart. Au printemps 2013, l’application Les Aventures de Tintin apparaissait sur l’App Store pour permettre aux utilisateurs d’iPhone et d’iPad de lire dans les meilleures conditions l’œuvre complète du dessinateur.

L’événement de ce début d’année a bien sûr été la sortie d’une nouvelle version de Tintin au pays des Soviets. Non seulement cet album passe du noir et blanc à la couleur, mais encore il est disponible sur l’iBooks Store, une première pour Moulinsart… et pour Apple. Nous avons profité de l’occasion pour discuter avec Yves Février et Michel Bareau, directeur artistique, qui s’est occupé de la colorisation de l’album.

Comment est venue l’idée de coloriser cet album ?

C’est au cours d’essais dans notre laboratoire de recherche et de développement que nous nous sommes dit qu’on pouvait essayer de coloriser Tintin au pays des Soviets. Nous avons étudié les tons et la manière de le faire, et on a sorti sept ou huit planches. Les ayants droit [d’Hergé] ont adhéré à l’idée, mais ce n’était pas du tout dans l’intention de publier. Puis ils ont donné leur accord pour l’ensemble de l’album. L’engrenage a commencé à tourner !

Comment a été définie la palette de couleurs ?

Notre position, c’est que cela ne sert à rien d’essayer de se mettre dans la palette utilisée par Hergé pour les autres albums de la collection papier. En 1929 [année de sortie de l’album, NDLR], il n’avait pas établi sa méthode de coloriage et il n’avait pas de palette, à part pour la couleur des vêtements de Tintin qu’il avait fait figurer pour une gouache de couverture : du bleu, des bottes rouges, un ton chair pour la peau et les cheveux entre le blond et le blond vénitien.

En partant du principe qu’on ne faisait pas un coloriage mais bien une colorisation, on prenait une distance par rapport au côté « sacré » de l’œuvre classique, qui est une œuvre « fermée ».

Techniquement parlant, comment s’est déroulé le travail de colorisation ?

Nous avons travaillé à partir du maximum d’originaux que nous possédions. Environ 80% des originaux ont été numérisés en 2 540 DPI. Nous avons réalisé le montage des originaux dans InDesign, donc 138 planches. La colorisation a été effectuée dans le livre, planche par planche. Cela nous a permis de travailler par séquences et double-pages. Les Mac ayant beaucoup évolué au niveau de la rapidité, du rafraîchissement de l’image et des transmissions, nous avons pu nous permettre une colorisation en haute résolution.

Y a-t-il eu un travail d’adaptation spécifique pour la version numérique ?

Pour la version numérique, Apple est partie des fichiers InDesign natifs qui ont servi à la version papier, et dans laquelle on a pris en compte les tons, la matière et le rendu du papier. Nous avons réalisé beaucoup de tests d’impression sur différents papiers.

Le traitement numérique a été réalisé par Apple, qui s’est chargée de la génération du fichier ePub destiné à l’iBooks Store. Pour la version disponible dans notre application, nous sommes partis des fichiers natifs également, que nous avons traités et intégrés [chez Moulinsart].

Pour Apple, c’était une première… et pour nous aussi. Il y a un important savoir-faire d’Apple pour l’ePub. Ils ont, comme nous, des exigences de qualité très élevées. La qualité obtenue par Apple sur la base de nos fichiers natifs se voit et se démontre quand on agrandit une case sur un écran de 32 pouces ! Il n’y a aucune perte, aucune pixellisation, ce qui est difficile à obtenir avec nos outils de conversion ePub, ou ceux intégrés à InDesign.

C’est la première fois que nous travaillons avec des fichiers natifs, que ce soit pour l’iBooks Store ou la collection disponible dans l’application. Avec les autres albums de Tintin, nous n’avons pas cette chance, nous ne travaillons pas avec des fichiers aussi « purs ».

Pour la série des albums classiques, nous partons des films qui ont servi à l’impression offset pendant la deuxième moitié du 20e siècle chez Casterman. Ils ont été numérisés avec des scanners spéciaux. C’est complètement différent comme matériel de départ.

Avez-vous l’intention de proposer le reste de la collection Tintin sur l’iBooks Store ?

Nous devons voir avec Apple. Avec Tintin au pays des Soviets, nous avons une sorte de modus operandi centré sur trois ou quatre objectifs. Nous allons les analyser, et si l’album les remplit, il y a de fortes chances pour que nous allions plus loin dans notre stratégie iBooks Store.

Nous voudrions mettre en place un pont entre l’iBooks Store et l’App Store, pour faire en sorte qu’un lecteur ayant acheté un livre iBooks puisse le retrouver dans notre application, et inversement. Nous en discutons actuellement avec Apple.

Tintin au pays des Soviets est également disponible sur le Play Store. Vos relations avec Google sont-elles de même nature qu’avec Apple ?

Nous avons des relations avec l’un et avec l’autre. Le lancement de la version colorisée de Tintin au pays des Soviets, tant du point de vue papier que numérique, répond à une stratégie relativement originale. Nous avons travaillé sur plusieurs terrains, en particulier le numérique, nous pensons que c’est important dans une démarche globale.

À ce propos, la version anglaise de l’album colorisé n’existe qu’en numérique, distribuée sur l’App Store et le Play Store.

Comment a été accueillie la version numérique de cet album ?

Il y a deux types d’accueil, l’accueil médiatique qui a été phénoménal, et puis il y a l’accueil des lecteurs. À voir les commentaires sur les différentes plateformes, et les différents retours que nous avons reçus, c’est très positif.

Illustration bandeau : © Hergé - Moulinsart 2017

Quelle stratégie numérique pour Tintin ?

On peut l’applaudir ou le regretter, mais aujourd’hui le premier contact avec une œuvre, comme une bande dessinée par exemple, passe par le numérique. « Si vous n’existez pas numériquement, à terme vous disparaitrez, même si vous continuez à exister physiquement. C’est un principe qui a convaincu tout le monde ici, même si économiquement, c’est encore marginal », explique Yves Février.

La stratégie numérique de Moulinsart repose d’abord sur l’application mobile, disponible sur iOS comme sur Android. On y retrouve toute l’œuvre d’Hergé : Tintin bien sûr, mais également Quick et Flupke, ainsi que Jo, Zette et Jocko. Au fil des achats d’albums, le lecteur débloque de petites figurines pour décorer sa bibliothèque virtuelle !

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Un des objectifs de cette application est de proposer « toutes les langues en un seul endroit », ambitionne Yves Février. « Il n’y a pas un point de vente quelque part dans le monde qui vous offre la possibilité — tant physique que numérique — d’acquérir Tintin dans toutes les langues possibles et imaginables dans lesquelles les albums ont été traduits ».

Une poignée de langues sont aujourd’hui disponibles, le français et le néerlandais bien sûr, mais aussi l’anglais et le japonais sous la forme d’achats intégrés. L’application comprend aussi des pistes audio, elles aussi à acquérir via des micro-paiements. « Il y a trois manières d’adapter l’œuvre à l’audio : l’adaptation littérale, qui est simplement l’enregistrement audio des phylactères. Il y a l’audio pour l'accessibilité, qui est un petit peu différent du précédent. Et il y a l’audio dramatisé », détaille le responsable du multimédia à Moulinsart.

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« Nous avons tout un stock en français avec l’INA que nous allons mettre en valeur. Il existe des possibilités en anglais, mais il faut voir avec la BBC, ce qui est un peu plus compliqué. Nous sommes aussi en cours de production avec France Culture et la Comédie Française pour six nouvelles adaptations radiophoniques ». Un travail de fourmi et de titan à la fois, qui va demander plusieurs années d’efforts et de négociations !

Moulinsart entend aussi développer le « rich media » afin d’offrir une expérience de lecture enrichie : « Il s’agit d’ajouter une couche apportant des éléments supplémentaires en rapport avec l’œuvre », tout en respectant bien évidemment l’intégrité des albums. « Nous voulons mettre en place un écosystème numérique qui permette à l’utilisateur d’accéder à notre contenu, quels que soient sa plateforme et ses appareils », conclut Yves Février.

Pour aller plus loin :
avatar iVador | 

J'ai l'édition noir et blanc de 1985. J'aime cette aventure la, dénonçant la dictature communiste.

avatar r e m y | 

@iVador

1985???

avatar bompi | 

Ce doit être l'année de parution du fac-simile ou de la première reparution, dans des albums cartonnés très épais de Casterman, qui reprenaient les premières éditions en N&B des premières aventures de Tintin, malheureusement sans les magnifiques pages en couleur.

À part ça, je trouve le travail de colorisation assez bien réalisé (je mets de côté mon peu d'estime pour les éditions Moulinsart).

edit: si j'en crois Ouikipedia, c'est 1981 pour le fac-simile. Les Archives Hergé c'était dans les années 70.

avatar iVador | 

@r e m y

Tout à fait !
Mon père me l'avait ramenée de PARIS
Je l'ai toujours conservée précieusement

Oui c'est l'édition de 81 mais que j'ai reçue en 85 :)

avatar DouceProp | 

« La colorisation a été effectuée dans le livre, planche par planche. »
J'ai pas compris. Ils ont fait le montage des planches dans InDesign mais qu'est-ce qu'il appelle « le livre » ?
Ils ont fait les couleurs directement dans InDesign ?! Ou dans Photoshop ?

avatar Ginger bread | 

A quand la BD avec des gifs en animés pour rendre la BD + vivante? :)

avatar Powerdom | 

je possède également cette version des années 1980. c'est d'ailleurs là que j'ai lu cette histoire (pas terrible) pour la première fois.

par contre quand je lis dans l'article

" Les ayants droit [d’Hergé] ont adhéré à l’idée, mais ce n’était pas du tout dans l’intention de publier."

ça me fait bien marrer !

avatar JLG47_old | 

@Powerdom

La course au pognon n'a pas le même sens pour tout le monde.
Certains gardent un certain respect des œuvres qui freine leur appétit, et c'est bien ainsi.
Il n'y a aucune ironie dans ce propos et je trouve indécent de suspecter que tout un chacun n'est qu'un requin.

avatar bompi | 

@Powerdom : en effet, connaissant l'idée fixe des ayant-droits, qui est de tout faire pour pouvoir faire "vivre" une création désormais achevée, afin de toujours récolter plein de talents (d'argent, bien entendu), on a du mal à croire cette assertion.

avatar iPat | 

peut-être qu'une des motivations était de couper l'herbe sous le pied à l'édition pirate colorisée qui se vend 50 €...

avatar cedv | 

J'ai la collection intégrale depuis l'âge de 8 ans et un magazine spécialisé édition limitée et même les coffrets VHS et DVD des aventures et quelques figurines mdr.
Tintin ma BD préférée !! La technique d'Hergé m'a même aidé à parfaire ma façon de dessiner à l'époque jusqu'à l'âge de 17 ans..
Grâce à ces aventures j'ai pu aussi enrichir ma culture générale et mon vocabulaire en parallèle des romans.

Je me souviens je m'étais amusé à colorier une partie de ce premier album mdr ?

avatar tchit | 

Bien sûr j'ai lu tous les Tintin, mais pas celui-là.
Toute mon enfance et certains de mes plus beaux souvenirs.

avatar Larson | 

Quelle différence entre coloriage et colorisation ? Le procédé numérique VS le procédé manuel ??

avatar oxof | 

Le coloriage c'est prendre un modèle en couleurs et recopier sur le noir et blanc. Pour Tintin, le modèle couleur serait les autres albums déjà en couleurs (mêmes couleurs pour le pull de Tintin ou son imper par exemple).
La colorisation relève plus d'une interprétation, de la création d'une nouvelle gamme de couleurs, sans modèle précis au préalable. En tout cas c'est comme ça que j'ai compris.

avatar Larson | 

@oxof

Merci pour ton éclaircissement ?

avatar umrk | 

C'est bien mais il y a plein d'autres trésors qui mériteraient le même traitement (je pense aux vieux numéros de Pilote, notamment)....

avatar vincepalmer | 

J'étais d'abord un peu déçu que Moulinsart boude l'iBooks Store et propose sa propre application. Le format eBook est plus ouvert, et offre la possibilité de lire sur Mac.
Mais l'application Tintin est très joliment faite, la qualité est au rendez-vous y compris sur iPad Pro grand format, et les albums sont à très bons prix (il suffit de comparer avec les Blake et Mortimer sur iBooks, vendus presque aussi chers que format papier). Et mise à jour régulièrement.

J'ai toujours trouvé Moulinsart et Apple très similaires dans leur manière de faire. Chers, particulièrement fermés, un peu trop fiers et sûr d'eux, mais la qualité est toujours au rendez-vous et le plaisir aussi.

Et ce Tintin au pays des Soviets colorisé est très agréable. Une bonne surprise.

avatar jmlelundi | 

Merci pour cet article / interview, c'était vraiment sympa à lire ! ^^

avatar gela | 

Scanner les films qui ont servi pour l'impression ! Je suis déjà surpris qu'ils existent encore et ensuite les scanner, ouf. Le boulot de dingue. Chapeau les gars. Il doit bien y avoir de la trame sue ces films ? Je n'ai aucun Tintin ici, je n'ai jamais aimé ça, donc je ne peux vérifier pour le moment.

avatar iPat | 

pour ceux qui ont les 2 versions (n

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